Dieudonné à la croisée des chemins

Le spectacle Mahmoud de Dieudonné, paru en 2010, se situe à une époque charnière dans la carrière de l’humoriste, un peu avant que ses prises de position ne deviennent définitivement clivantes. Ce spectacle marque la transition entre l’époque où Dieudonné était une figure incontournable du rire, avec un humour percutant et sans tabou, et celle où ses propos ont souvent été perçus comme dangereux, voire antisémites. Ce sketch semble cristalliser ces deux facettes de l’artiste, oscillant entre une satire mordante de la situation géopolitique et des touches d’humour qui, aujourd’hui, font figure de provocation.

En tant que spectacle, Mahmoud est avant tout une réussite comique. Le rythme est maîtrisé, et Dieudonné parvient à nous faire rire tout en abordant des sujets délicats. L’humoriste fait preuve d’une étonnante lucidité concernant la situation au Proche-Orient, et ses observations sur le conflit israélo-palestinien résonnent particulièrement en raison de leur justesse et de leur caractère anticipatoire. À l’époque où il les présente, les enjeux sont encore largement ignorés du grand public, mais ils prennent une résonance évidente aujourd’hui, avec les violences et les souffrances qui persistent dans cette région.

Une autre force du spectacle réside dans la manière dont Dieudonné se moque de lui-même, notamment à travers son ironie sur les "shoananas". Il réussit à se défaire de l’image d’un comique trop sérieux, en se tournant en ridicule et en se moquant même de certains de ses fans les plus fanatiques. Cette autocritique et sa capacité à se remettre en question sont des aspects qui ajoutent de la profondeur à son personnage. De même, la conclusion du spectacle, où il aborde de manière magistrale la question du cancer, témoigne de sa capacité à jongler avec les registres et à apporter une touche de réflexion dans l’humour.

Mais tout n’est pas parfait dans Mahmoud. Si Dieudonné touche à des thèmes importants comme la souffrance palestinienne, la mémoire de l’esclavage et les injustices historiques, on ne peut ignorer que certains de ses passages tombent dans un acharnement qui frôle la limite du règlement de comptes. Le sketch où il évoque un exploitant juif de plantation, par exemple, paraît plus être une attaque personnelle qu’une satire sociale. Cette dérive est d’autant plus palpable lorsque l’humour se concentre de manière presque exclusive sur le thème du judaïsme. Bien que l’humoriste s’en défende, il est difficile de ne pas percevoir une certaine fixation qui laisse planer une ambiguïté sur ses intentions vis-à-vis du peuple juif.

Là réside le principal écueil de Mahmoud : Dieudonné semble parfois dépasser les frontières de l’humour et de la satire pour s’installer dans une forme de rancœur ou de ressentiment. Si le spectacle reste brillant par son rythme et sa pertinence sur de nombreux sujets sociaux et géopolitiques, il devient de plus en plus difficile de justifier l’insistance sur certaines provocations, qui, au lieu de faire réfléchir, renforcent un sentiment de malaise. Cette ambiguïté sur ses intentions laisse le spectateur dans une position inconfortable, à la fois séduit par son génie comique et interpellé par ses prises de position douteuses.

En dépit de ces zones d’ombre, Mahmoud reste un très bon spectacle, brillant par sa capacité à faire réfléchir tout en offrant un rire franc et irrésistible. Si l’on accepte ses provocations et son ambiguïté, on trouve un humour puissant et des analyses sociales percutantes. Ce spectacle demeure une œuvre marquante, qui nous oblige à questionner notre vision du monde tout en nous faisant rire de la manière la plus acerbe qui soit. Une expérience inoubliable pour ceux qui parviennent à dépasser les polémiques et à savourer le génie comique de Dieudonné.