De son expérience de monteur auprès d'Orson Welles, Robert Wise en a tiré un sens absolu du découpage, du cadrage et de la lumière. Wise fait partie de ces metteurs en scène inexplicablement tombés dans les oubliettes de l'Histoire: les historiens du cinéma n'ont jamais vu en lui qu'un simple faiseur, dénué du moindre talent artistique. Nous avons gagné ce soir est le plus bel exemple pour témoigner du contraire.
Ce film est l'un des rares exemples dont le titre français se révèle supérieur à l'original: "The Set Up" (littéralement "le coup monté") paraît bien plat à côté de l'évocation plus poétique de "Nous avons gagné ce soir".
Dès le premier plan, et ce, jusqu'au dernier, le film s'impose comme un tour de force technique (somptueux mouvements de grue, jeu de clairs obscurs culminant dans le dernier quart d'heure) d'une splendeur plastique rarement égalée à l'époque, rendu d'autant plus inestimable qu'il sait s'effacer derrière son sujet. Le film démontre des talents d'écriture absolument brillants: outre la concentration de l'action dans un temps et un espace limité, le script se révèle être un modèle absolu de caractérisation des personnages. Il suffit d'une petite touche (un geste, une phrase, un regard) pour qu'un personnage devienne attachant. A ce titre, la séquence de préparation dans les vestiaires présente un panel humain d'une remarquable justesse, combinant tension (dans quel état chaque boxeur reviendra-t-il à l'issue de son match?) et émotion. La romance qui concerne le personnage principal est d'une pudeur et d'une vérité en tout point étonnante. Il suffit d'un regard (à la fenêtre de son appartement, sur un siège vide dans la salle de combat) pour que son dilemme intérieur nous soit communiqué. Et que dire de cette séquence nocturne où sa compagne erre dans le quartier? C'est filmé en studio, mais on y ressent la liberté d'un tournage de rue. L'incertitude qui la tiraille alors qu'elle s'arrête sur un pont confine au sublime. Au centre du film trône la séquence de boxe qui, dans son étirement extrême, marie à la perfection réalisme presque documentaire (dans la vérité et la tension incroyables émanant du combat, filmé de manière anti-spectaculaire) et savoir-faire hollywoodien (en jouant habilement des archétypes pour caractériser certains spectateurs et mettre en lumière leur réactions animales). A souligner la superbe interprétation de Robert Ryan, qui prête ses traits anguleux et fatigués à ce looser magnifique, un boxeur vieillissant qui n'a pas dit son dernier mot. Le personnage est dénué de tout héroïsme factice, mais touchant d'humanité. Le film de Wise peut s'envisager comme une synthèse passionnante de formes a priori antagonistes, où l'artificialité extrême du film noir (parangon du cinéma classique) y côtoie le réalisme brut du film de boxe (qui annonce le cinéma moderne), où la précision géométrique du récit (action en temps réel, décor restreint) n'empêche pas certaines respirations (la scène de déambulation de la jeune femme: on se croirait dans un film de la Nouvelle Vague).
Désarmant de simplicité et d'efficacité mêlées, Nous avons gagné ce soir est un pur diamant, qui se paie le luxe d'être un sommet dans chacun des genres qui le concerne (le film noir, le film de boxe, la série B)... tout en restant inexplicablement mésestimé.