Le paria et la déterritorialisation : pistes philosophiques pour appréhender un chef d'oeuvre

Je n’essaierai pas ici de mettre en exergue la maestria filmique de Stalker ; beaucoup l’ont déjà fait ici même et cela n’aurait que peu d’intérêt, tant sa qualité ne fait que peu débat. Je vais néanmoins humblement tenter d’apporter quelques pistes de réflexions à un film se voulant résolument métaphysique et, malgré lui, parfois opaque. Cela risque également d’être le cas pour le texte qui suit ; c’est pourquoi je l’ai découpé en 4 parties thématiques, selon ce qui vous intéresse ou vous rend curieux à propos du film, sans pour autant que vous ayez à vous coltiner l’entièreté du pavé qui va suivre.


Commençons avec un bref rappel. L’histoire de « Stalker » se déroule dans un premier temps dans une petite ville industrielle, bordant l’entrée de la Zone : un lieu énigmatique où la nature a repris ses droits, où les quelques Hommes assez déments pour s’y aventurer le font à leurs risques et périls, puisque peu de ceux qui y ont mis les pieds en sont revenus. La poignée d’Hommes étant revenus de la Zone ne sont alors plus les mêmes : ils sont appelés les Stalkers. L’histoire se centre ainsi sur un personnage que l’on connaîtra sous le nom du Stalker, sorte de passeur faisant transiter ceux le voulant, moyennant finance, dans la Zone. Il servira ainsi de guide durant le film à deux Hommes jusqu’au cœur de la Zone : le Professeur et l’Ecrivain. Ensemble, ils s’infiltreront dans la Zone, malgré l’interdiction des autorités de s’y rendre et malgré le danger auxquelles ils s’exposeront, dans le but d’atteindre la Chambre ; un endroit mythique et mystique, qui selon les dires du Stalker exaucerait les vœux les plus secrets de ceux parviendraient à y accéder.


Tarkovski, durant cette quête, dresse le portrait des trois personnages évoqués précédemment, qui incarnent davantage des modes de pensées et des archétypes philosophiques que des Hommes singuliers ; pour appuyer cette personnification, les personnages ne sont jamais appelés autrement que par leur fonction. Chaque protagoniste est ainsi habité par un système de croyance, et est emplie de certitudes, mais aussi de failles. Le Professeur incarne l’idéaltype de l’être rationnel, voulant tout expliquer ; l’Ecrivain incarne quant à lui le scepticisme, mettant perpétuellement en doute le mysticisme de la Zone ; et enfin, le Stalker, sorte de paria à la lisière de la folie baignant dans la croyance du mysticisme de la Zone. Face à ce mysticisme, ces systèmes de pensées seront poussés dans leurs derniers retranchements tout au long de leur pérégrination et surtout lorsqu’ils atteindront cette fameuse Chambre.



La figure du Iourodivi : une personnification appuyant la dialectique entre foi et raison



Si l’Ecrivain et le Professeur incarnent la raison et l’intellection, le Stalker est quant à lui habité par la foi, et comprend par la sensation. Toute la vie de ce dernier est polarisée autour de sa foi, à tel point qu’il n’hésite pas à sauter les pieds joints dans l’absurde. Cette foi extrême a été conceptualisé par Soeren Kierkegaard et son archétype du « chevalier de la foi », qu’il ne déprécie pas mais y voit à l’inverse une forme de force et de « liberté d’esprit » permettant de « tout obtenir en vertu de l’absurde ».


Le Stalker, à l’inverse de Kierkegaard, semble s’être pleinement approprié cette dévotion illogique à la foi. Face à l’impossible – un impossible pouvant être affilié aux pouvoirs de la Chambre évoqué par le Stalker – le Stalker ne se résigne pas ; au contraire, il demeure perpétuellement dans l’idée que l’impossible n’est pas immuable et qu’il peut à tout moment devenir possible. C’est cet absurde, lié à sa croyance, qui le pousse à remplir son rôle de passeur avec tant de dévotion.


Il est également possible de rapprocher le Stalker de la figure du « Holy Fool », traditionnellement dépeinte comme une personne humble et simple, feignant la folie dans une perspective ascétique d’auto-humiliation, notamment dépeinte au sein de l’Evangile de Saint Paul :



« Le langage de la foi est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train d’être sauvés, pour nous, il est puissance de Dieu. Car il est écrit : je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents ».



Certains monologues du Stalker au sein desquels il prêche la salvation par la faiblesse rentrent en écho avec cette épitre :



« Laissez-les être sans défense tels des enfants, parce que la faiblesse est une grande chose et la force n’est rien […]. La dureté et la force sont les compagnons de la mort. La souplesse et la faiblesse expriment la fraîcheur de la vie. C’est pourquoi ce qui est durci ne vaincra jamais ».



Même lorsque sa relation avec l’Ecrivain et le Professeur bat de l’aile et que ces derniers se moquent de l’absurdité de son comportement et de ses propos, le Stalker ne déviera jamais de son objectif de les amener dans la Chambre, de son objectif de leur redonner de l’espoir par le biais de la foi, quitte à se déprécier lui-même :



« Oui, tu as raison, je suis un salaud. Je n’ai fait aucun bien dans ce monde, et je ne peux en faire aucun […]. Je ramène des gens comme moi, désespéré et tourmenté. Des gens qui n’ont plus rien à espérer. Et je peux les aider ! Personne ne peut les aider, seulement moi, le salaud, peux le faire. »



Certains auteurs ont considéré cette figure comme un phénomène culturel particulièrement prégnant en Russie, et largement abondant dans la littérature Russe. On peut notamment citer le Prince Myshkin dans « L’idiot » de Dostoïevski, Maria Lébadkine dans « Les possédés » ou plus récemment Le Docteur Jivago dans l’ouvrage éponyme de Boris Pasternak.


Elle est à rapprocher du Fol-en-Christ, appelé Iourodivi en Russie ; condamnés à la solitude et à l’incompréhension, ces figures sont généralement mises au ban de la société. A l’instar du Stalker, elles ne sont pas victimes de leur folie et de leur inadaptation, puisque c’est une voie choisie sciemment ou du moins une voie qu’ils ont conscience d’emprunter. Cette quête n’est pas non plus purement individuelle, puisque le Stalker possède la volonté d’aider ceux qu’il accompagne dans la Zone, de les aider à trouver ou retrouver une foi leur faisant cruellement défaut.


Dans ses écrits, Tarkovski a lui-même mis en avant ce parallèle entre la figure traditionnelle du Iourodivi et le Stalker , faisant de lui une figure quasi Christique en recherche de vérités spirituelles :



« Il est un prophète qui croit que l’humanité périra pour son manque de spiritualité. En fait, cette histoire est au sujet de la crise existentielle d’un Homme qui est un des derniers idéalistes restant de ce Monde » Andreï Tarkovski




De la figure du voyant aux pouvoirs du faux



Pour Deleuze, les prétentions révolutionnaires du cinéma classique sont bridées, tandis que le cinéma moderne n’a pas de chemin prédéfini et possède un héritage philosophique capable d’inspirer de nouvelles façons de penser le monde. Cela se produit notamment par le biais de ce que Deleuze nomme l’image-temps (l'image en tant que témoin du temps se déroulant), où le schème sensori-moteur (lorsque l’action donne lieu à une réaction) n’est plus effectif.


Un personnage tel que le Stalker sert une fonction particulière dans ce nouveau type de narration que Deleuze trouve particulièrement fonctionnel dans le cinéma de l’image-temps. Le Stalker incarne ce que Deleuze conceptualise comme le voyant, pour qui le concept de vérité est inutile pour distinguer l’imaginaire et le réel ou le vrai du faux. Dès lors, le faux possède une fonction « artistique, au pouvoir créateur ».


Le cinéma de Tarkovski semble ainsi se diriger à l’opposé de l’organique, qui use de la mise en scène pour supposer l’indépendance de son objet. Son cinéma, du moins dans le cas de Stalker, use de descriptions cristallines ; une description qui vaut pour son objet, qui le remplace, le gomme et ne cesse de le contredire ou de le modifier. Pour Deleuze, Tarkovski chercherait à piéger la pression du temps dans le plan de l’image, pour que « le cinéma arrive à fixer le temps dans ses indices perceptibles par les sens ». La mise en scène met alors l’emphase sur des sensations optiques et sonores et fait bifurquer un cinéma d’acteurs à un cinéma de voyants.


Le concept d’image-cristal de Deleuze explicite encore une fois avec précision l’intention de Tarkovski. Il renvoie à la fusion entre une image actuelle et une image virtuelle ; ainsi, l’irréel ferait son irruption dans la trame du réel par intermittence, si bien que l’un et l’autre deviendraient difficile à différencier. La puissance du faux remplace alors la forme du vrai et il n’y a alors plus de moyen de discerner le vrai du faux, car il n’y a plus de possibilités d’identification ni de vérification. La Zone en ce sens, incarne cet espace où le vrai et le faux se côtoient jusqu’à devenir indiscernable. Effectivement, ces « espaces cristallins » évoqués par Deleuze font parfaitement écho à la Zone, cet espace où la vérité semble inatteignable car complètement relative. Cette frontière floue, puisque le réel et l’imaginaire semblent se côtoyer en permanence, jusqu’à rentrer dans une sorte de symbiose. Tantôt les dangers présents au sein de la Zone semblent mortels, tantôt ils semblent n’être issus que de l’esprit du Stalker. Cette frontière floue entre réel et l’imaginaire est renforcée par la dichotomie entre les certitudes inébranlables du Stalker sur la réalité des pouvoirs mystiques de la Zone et les questionnements emplies de scepticisme de l’Ecrivain et de l’esprit purement rationnel du Professeur.


Pour Deleuze, dans un tel univers, la narration cesse d’être véridique et devient essentiellement falsifiante : le faux se voit alors dotée d’une fabuleuse puissance. Une puissance qui serait davantage féconde que la puissance normalisante du vrai, en laissant le spectateur dans l’inconfort de la non-distinction entre vrai et faux. Le faux devient l’occasion d’universaliser le doute. Ce doute est présent à tout moment dans la Zone, puisque le scepticisme est incarné par l’Ecrivain, qui remet en cause le mysticisme de la Zone, tandis que le Stalker croit dur comme fer à ce mysticisme.


Lors d’un entretien avec Aldo Tassone, Tarkovski nous explique précisement que la Zone pourrait en effet être considérée comme un produit de l’imagination du Stalker :




« Nous avons pensé à cela de cette façon : Il était celui qui avait créé cette pièce, pour ramener des gens et leur montrer les environs, pour les convaincre de la réalité de sa création […]. J’accepte entièrement l’idée que ce monde a été créée par le Stalker pour insuffler de la foi dans sa propre réalité »




Ainsi, le Stalker pourrait tout aussi bien être un virtuose dans le maniement du faux, une sorte de magicien, d’hypnotiseur.



Une déterritorialisation du Stalker vers la Zone en tant que ligne de fuite ?



Les héros Tarkovskiens ont toujours tendance à être en décalage avec leur entourage et ressentent un irrépressible besoin de partir, pour pouvoir surmonter leur condition. Le Stalker ne déroge pas à cette règle et semble en perpétuelle souffrance ; une souffrance qui se matérialise par un malaise à évoluer au sein de son environnement familial.


Au début du film, le Stalker explique à sa femme son besoin irrépressible de retourner dans la Zone, malgré les dangers et au grand dam de cette dernière. L’inadaptation sociale du Stalker est alors explicitée dès les premiers instants de l’œuvre et l’on comprend vite sa fracture avec la société et le commun des mortels ; lui ne vise que la Zone, son milieu naturel. Il y est à l’aise, sent ses pulsations, comprend ses signes et s’y ressource. L’échange suivant entre le Stalker et sa femme montre l’étendue de son désir de déterritorialisation, puisque même chez lui, il dit se sentir emprisonné et seule la Zone peut atténuer ce sentiment :



« Tu avais promis de travailler. On t’avait promis un travail honnête et décent.




  • Je rentrerais bientôt.


  • En prison, oui ! Cette fois tu écoperas de dix ans et non cinq. Pendant lesquelles tu n’auras rien. Plus de Zone, rien. Et moi, pendant ces dix ans, je crèverai.


  • En prison… Je suis partout en prison. »




Ainsi, la satisfaction du Stalker se trouve dans la déterritorialisation. Ce concept de déterritorialisation a été développé par Deleuze et définit comme ceci :



« Se déterritorialiser, c’est quitter une habitude, une sédentarité. Plus clairement, c’est échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis »



(Deleuze, Gilles & Guattari, Félix, « Capitalisme et schizophrénie 1 : L’Anti-Œdipe », Editions de minuit, coll. Critique, 1972, p. 162.)



Son aliénation est renforcée par la mise en scène, qui suggère la mesure du désarroi du Stalker d’évoluer dans cet environnement auquel il ne semble guère s’accommoder. En effet, durant toute la première partie du film se déroulant dans la ville, au sein de sa famille, un filtre sépia est apposé sur l’image, rendant tous les plans ternes, mornes et d’une certaine façon mélancolique. Cela est renforcé par l’état de décrépitude de la ville ; les métaux rouillent, le bois moisi, la boue salie. Cette atmosphère pesante et cette teinte sépia suggèrent l’état d’esprit dans lequel se trouve le Stalker, pour qui cette ville est une prison. Ce n’est que lorsqu’il arrive dans la Zone que l’image retrouve des couleurs, et que le Stalker se sent enfin libéré. On peut également analyser ce retour à la couleur comme un retour au réel ; bien que la ville soit ancré dans le réel, les teintes de l’image en changent le sens, la faisant virer au cauchemar, alors que la mise en scène suggère que la Zone, sujette au mystique et à l’imaginaire, est palpable et tangible.


Cette déterritorialisation dans laquelle le Stalker s’évertue n’est cependant pas une rupture qui serait sans retour, une rupture sur laquelle « on ne peut pas revenir, qui est irrémissible parce qu’elle fait que le passé a cessé d’exister » selon Deleuze et Guattari. En ce sens, la déterritorialisation n’est pas forcément unidirectionnelle ni sans retour ; elle prend davantage la forme d’une introspection que d’un rapport à l’extérieur et a tendance à se terminer par un « retour sur soi ».


Mais ce retour est-il lié à son désir ou n’est-ce que qu’une réminiscence des « lignes à segmentarité dure » (c'est-à-dire des blocs déjà constitués et dans lesquels s'inscrivent les individus, et qui font, par exemple, que ces derniers sont ouvriers, fous, intellectuels, etc.) dictant le cadre dans lequel le Stalker se doit d’évoluer ? Ces lignes « molaires » se veulent structurales :



« Ces grands agencements sociaux [sont] définis par des codes spécifiques, et qui se caractérisent par une forme relativement stable et par un fonctionnement reproducteur »



(Zourabichvili, François, « Agencement » in Le vocabulaire de Deleuze, Ellipes, coll. Vocabulaire de, 2003, p.7.)



Pourtant, le film suggère largement durant son développement narratif que le milieu naturel du Stalker est davantage la Zone que sa famille, qu’il cherche davantage une « ligne de fuite » que la stabilité des « lignes molaires ».


Mais la quête du Stalker constitue-t-elle une véritable « ligne de fuite » ? Si l’on suit la définition Deleuzienne, la réponse à cette question est sujette à interprétation : « Fuir, ce n'est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu'une fuite. C'est le contraire de l'imaginaire. C'est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau... » . D’un côté, le Stalker « fait fuir » l’Ecrivain et le Professeur, en essayant de leur transmettre sa foi par le biais de la Zone. Mais de l’autre, le Stalker semble embourber dans son imagination, puisqu’il est suggéré que la Chambre puisse n’être qu’un résidu de son imaginaire. L’action quant à elle, si elle est bien présente par le fait de perpétuer sa mission de passeur, elle peut être remis en perspective lorsque l’on prend en compte son comportement proche du Iourodivi, qui le mène à un mutisme omniprésent et un effacement face à l’adversité, laissant croire que le Stalker se plaît davantage dans son imagination que dans son rapport au réel.


Néanmoins, un retour dans la ville semble lui briser le cœur ; si retour vers son domicile il y a, ce n’est que pour mieux repartir par la suite. Il est comme obligé de retourner au sein de la Zone, au risque qu’il se perde lui-même… ou au contraire, se trouve. En effet, affalé dans la Chambre, adossé à l’Ecrivain et au Professeur, le Stalker s’interroge sur la possibilité d’une rupture totale avec la ville :


« Et si je laissais tout tomber ? Si je prenais ma femme et Ouistiti (sa fille) pour venir vivre ici. Pour toujours. Il n’y a personne ici. Personne ne leur ferait de mal »



La Zone en tant qu’ode à la nature, vecteur de la rêverie du Stalker



Si la Zone est avant tout un lieu où les logiques propres au réel n’ont pas leurs places, c’est aussi un espace où la nature a repris ses droits, là où elle semble complètement absente au sein de la ville où le Stalker et sa famille habitent. S’il se ressource spirituellement en y pénétrant, c’est avant tout pour ce rapport retrouvé avec la nature, qui n’existe plus au sein de la ville ; l’Homme et la nature sont comme deux entités indépendantes. L’Homme semble tout bonnement déconnecté de la Terre sur laquelle il évolue.


A l’inverse, pénétrer dans la Zone redonne de la couleur a l’image ; mon interprétation m’a amené à voir cela comme la matérialisation à l’image de la satisfaction qu’éprouve le Stalker en pénétrant dans la Zone, mais il est possible d’analyser cela comme un éloge de la nature par rapport à la ville. Si la Zone n’est pas régie par la logique commune, elle possède cependant ses propres lois : la nature est telle un tableau dont on ne peut s’approprier les ressources et chaque geste doit être méticuleusement réfléchi. Le Stalker n’aura de cesse durant leurs pérégrinations de mettre en garde l’Ecrivain et le Professeur des dangers pouvant découler d’une violation des règles de la Zone ; bien que ces dangers ne se manifestent pas à proprement parler et ne sont induit que par la parole « experte » du Stalker.


En ce sens, le film d’Andreï Tarkovski est un cri d’amour à la nature, une ode à sa beauté, et les manques de respects répétés à son égard ne sont qu’une émanation de la barbarie de l’Homme. Pour lui, il est primordial que la nature garde sa beauté :



« La nature n’est pas un objet de volonté. La nature est une fin en soi »



(Governatori, Luca, Andreï Tarkovski, l’art et la pensée, Paris : L’Harmattan, 2003, p. 19.)



Si l’imaginaire et le faux participent beaucoup à la mysticité de la Zone, la nature y est au contraire dépeinte comme réelle et tangible. Cela se matérialise par l’omniprésence de la faune et de la flore, de la terre et de l’eau, se dévoilant au spectateur tel un tableau, intouchable et immuable :



« La manifestation d’un phénomène indéfinissable qui ne peut se plier ni à la volonté des Hommes ni à celles des systèmes » Andreï Tarkovski



Cette ode à la nature est renforcée par une sorte de dualité entre la ville – dépossédée de toute nature – et la Zone – qui en est parsemé tout en étant sa garante. Dans cette dualité, le feu et l’eau semblent joué un rôle intéressant. D’un côté, au sein de la ville, le feu est présent et paraît à la fois incarner l’interdit de la déterritorialisation et l’antithèse de la nature, notamment lorsque les forces armées gardant la frontière de la Zone mitraillent les trois protagonistes. Le passage dans la Zone consacre en opposition le règne de l’eau, qui est omniprésent tout au long du périple des protagonistes, sous diverses formes. Cela ponctue le film de manière poétique, à tel point qu’Anna Lawton évoquera Tarkovski comme faisant partie de « l’école poétique » soviétique, définit par l’emphase davantage mise sur l’image que par « enchaînement de la narration » donnant l’impression de regarder un « beau tableau » mais faisant de ce cinéma un cinéma « antinarratif ».


Mais cette dichotomie semble également servir un propos que l’on peut mettre en parallèle avec les idées de Gaston Bachelard :



« Le feu est le principe mâle qui infirme la matière femelle. Cette matière femelle, c’est l’eau ».



Par cette analogie, ne peut-on faire ici un rapprochement avec la ville, l’Homme par extension, qui viendrait infirmer la nature ? Si ce n’est la nature, c’est au moins une infirmation des rêveries propre à elle.



« Une atrophie de l’imagination entraînée par un monde moderne qui remplace les maisons par des appartements, les chandelles par de l’électricité » Gaston Bachelard



Seul le Stalker saisit l’immanence de cette nature ; il la respecte dans sa chair, jusqu’à en avoir peur lorsque ses règles ne sont pas respectées. C’est par ce rapport particulier qu’il entretient avec elle qu’il réussit à comprendre son fonctionnement et à s’y mouvoir avec assez de prudence pour échapper aux dangers qui semblent rôder en tout instant. Il possède une relation sensorielle avec la Zone ; il se ressource par exemple en s’allongeant dans la fange, près d’un chien errant, pour se rapprocher de la nature et ne faire qu’un avec elle, dans une relation qu’il construit et fait évoluer par le biais du rêve. Le Stalker est ainsi dans une perception purement haptique de la Zone, tandis que le Professeur et l’Ecrivain demeurent dans une perception optique. Le Professeur surplombe alors le Stalker allongé dans la boue, du haut d’un rocher, symbolisant la prétendue supériorité du rationnelle sur la rêverie.


Ainsi, la sensation s’oppose à l’intellection et la rêverie s’oppose à la science au sein de la Zone, ce qui n’est pas sans renvoyer à la manière dont Tarkovski envisage la création. A l’instar de Bergson, il envisage l’intuition comme permettant de pénétrer l’être profond du réel, contrairement à la raison.


Ce texte étant sûrement bien trop long et ayant déjà dû faire fuir la majorité d’entre vous, je vais faire en sorte de conclure le plus brièvement possible, avec un avis cette fois plus personnel sur le film. Pour moi, ce qui fait la force de Tarkovski et de Stalker, c’est cette atmosphère chaotique si caractéristique et si unique, que l’on ne retrouve chez aucun autre. Ce trait unique est le signe des grands réalisateurs ; ceux reconnaissable à la vue d’une unique scène. Stalker est teinté d’un refus de la rationalité, tout autant que d’une spiritualité normée, mais démontre avec force la stature indomptable de la nature, tout en mettant en avant des personnages marginalisés et incompris bien trop souvent absent des œuvres de fiction. Derrière la froideur apparente de sa mise en scène se cache en réalité une tendresse toute particulière à l’égard des parias qu’il ose placer sur un piédestal.

Mecklinger
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le 21 avr. 2020

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