Que feras-tu quand tu seras vieux et grabataire ? Comment vivras-tu le fait que ta mémoire disparaisse, que tu commences à oublier les prénoms de tes proches, ce que tu allais chercher en te levant, jusqu'à ne bientôt plus savoir qui tu es ? Comment vivre la vieillesse et la maladie, les souvenirs qui s'en vont et la perte de contrôle ?


C'est le programme de The Father, et c'est ce qui attend bon nombre d'entre nous. Une plongée dans ce monde post vie vécue, peu avant de mourir, quand on est confié à des inconnus qui tentent tant bien que mal de faire le métier qui est le leur, dans des couloirs gris et inhospitaliers. "Oh, c'est bien, mais il n'y a que des vieux, ici" me disait mon grand-père, 87 ans, en maison de repos depuis quelques semaines, peu de temps avant de décéder.


Ce n'est pas un film facile à voir et à vivre. On connait tous quelqu'un qui nous fait penser à Anthony (Anthony Hopkins). On le voit souffrir, dément, et on ne peut rien faire car il n'y a plus rien à faire. C'est la vie qui s'en va. Et c'est par ce côté "approche frontal" d'un sujet dur, pas évident, que le réalisateur français Florian Zeller impressionne. Car il n'y aura pas d'happy end, ici, de sorties de secours, de moments de répit. C'est triste, c'est à pleurer, mais c'est digne, c'est toujours vivant, c'est beau car c'est humain.


L'idée géniale du film est sa construction scénaristique. Nous vivons de l'intérieur l'absence de ressources sûres, de points d'appui, de béquilles. Les scènes se suivent et se répètent, des éléments qu'on pensait évidents se retrouvent être des contre-vérités ou des rêveries, les acteurs et les actrices changent eux-mêmes, jouant différents personnages, ceux et celles qu'Anthony pense (re)connaître. Cette narration n'est jamais artificielle, fausse. Tout semble couler de source, et on passe d'une pièce à l'autre, d'un faux souvenir à un vrai moment de vie sans même le réaliser, d'où la confusion dans laquelle nous sommes plongés, comme une personne perdant ses tartines.


On aurait pu s'attendre également à un film théâtralisé, de champ-contrechamp. Après tout, l'histoire parle d'Anthony, de sa fille et son compagnon et d'une aide-soignante, dans un chic appartement de Londres. Pourtant, là encore, le cinéaste surprend. Les pièces se transforment en fonction des pertes de repères, les cadrages sont rarement les mêmes, la caméra encadre ses anti-héros modernes dans leur solitude, marchant dans le couloir, claquant les portes, leurs sourires crispés perdus à côté du piano auquel on ne joue plus et des traces laissés sur le mur d'anciens tableaux que l'on revend.


La musique d'opéra, souvent intradiégétique, qu'écoute ce vieil homme dans son fauteuil ou à la radio apporte une dimension dramatique et inéluctable supplémentaire. Quand reviendra enfin la légèreté ? Quand Anne, la fille d'Anthony, pourra-t-elle aller de l'avant ?


The Father, aussi et surtout, est un film remarquable pour l'interprétation de ses comédiens. À la fois beau et terrible, ignoble et sympathique, aimable et horrible, Anthony Hopkins ose se dévoiler complètement, face à nous. Aucun mensonge, ses yeux respirent la vérité, la connaissance de ces situations. Il semble ne pas jouer, mais sont travail est incroyable. Interpréter cet homme égoïste qui ne veut pas disparaître, qui ne sait pas être reconnaissant ou ne peut plus l'être, bouleverse le film et nous-mêmes, en tant que spectateurs.


Sa fille, Anne, est incarnée par Olivia Colman, qu'on a juste envie de prendre dans nos bras, pour lui dire que tout ira bien même si on n'en croit rien. D'un naturel fou, elle prend à bras le corps cette charge mentale et physique de s'occuper de son père défaillant, qui ne lui dira quasiment jamais merci, et lui lance des vacheries à son visage. "Lisa a toujours été ma préférée" dit-il à propos de sa deuxième fille. Olivia Colman encaisse, les yeux s'embuent. Elle reste forte. Son sourire est magnifique, elle respire l'humanité, la vérité.


Imogen Poots, bien qu'apparaissant peu à l'écran, imprime aussi les rétines par son calme, sa bienveillance, la beauté de son sourire. Le reste du casting est porté vers le haut également, dont Rufus Sewell, incarnant un gendre dépassé, impuissant et impitoyable, tendu et violent.


Ce n'est pas un moment plaisant, ce n'est pas un film du samedi soir. C'est parfois un peu long, même pour 1h30. Mais c'est une ouverture vers des réflexions personnelles, par rapport à notre famille et notre entourage, c'est une fenêtre ouverte sur des questionnements qui seront les nôtres, à un moment donné de notre vie. Et ces instants nous sont offerts par des acteurs et des actrices donnant le meilleur d'eux-mêmes. On ne peut qu'apprécier, écouter et recevoir, avant que toutes les feuilles de l'arbre ne tombent et qu'on oublie tout.

Cambroa
8
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le 27 juin 2021

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