Une austère mais bonne surprise que ce petit thriller d’espionnage qu’a priori personne ne sera allé voir, dans l’entourage de votre serviteur, si bien qu’il y est allé tout seul, comme un fan de Phil Collins. Pas plus mal : The Operative, film difficile d'accès au point d'inspirer de l'antipathie à certains, mérite une réflexion solitaire dans l’immédiat après-séance, car sous ses dehors de film d’espionnage générique, bat le cœur d’un drame inattendu.
Au risque de paraître chauvin, il est difficile, quand on regarde un film d’espionnage prétendant à un minimum de réalisme, de ne pas le comparer au Bureau des Légendes. La réalité quotidienne d’un agent, l’officier traitant, les « légendes », les bureaux tout, sauf stylisés, autant d’éléments qui évoquent les vives images de la monstrueuse série d’Éric Rochant. Attention, on ne dit pas que LBdL a INVENTÉ le réalisme dans son registre. Tous les films américains ne sont pas Mission : Impossible, que ce soit Les Trois Jours du Condor, Un Homme très recherché, Raisons d’État, ou même la saga Jason Bourne, dans une moindre mesure, chacun de ces films faisant preuve, à des degrés variables, d’une très louable exigence. Disons simplement qu'avec cette série, ladite exigence de réalisme a enclenché la vitesse supérieure, au point de faire passer Homeland pour une production Marvel (ce que la série de ShowTime est devenue d’elle-même avec le temps, de toute façon), si bien qu'on peut la qualifier de pierre dans le jardin du genre. Donc de mètre-étalon. Ainsi l’inévitable comparaison peut-elle être fatale à un film d’espionnage… tout comme elle peut lui filer un certain coup de main, car être familier au genre peut aider à ne pas décrocher lorsqu'un film met du temps à démarrer.
C’est le cas de The Operative. Le film de Yuval Adler n’accroche pas immédiatement : avec son intrigue aux contours flous, son héroïne pas vraiment introduite (jouée par Diane Kruger), et sa relation déjà établie avec son officier traitant (joué par Martin Freeman), il donne un peu l’impression d'arriver en plein milieu d'une série en cours, justement. C’est un des problèmes d’écriture du film. Mais le spectateur familier à cet univers grâce au BdL ne mettra pas bien longtemps à adopter Rachel, somme toute assez proche d’une Marina Loiseau. L’agent de TO est dans la droite lignée de celui du Bureau : un marginal en quête de sens, c'est-à-dire quelqu'un d'à la fois difficile à saisir et tendu vers un objectif unique. C’est Rachel. Par ailleurs, il ne faut pas craindre la nébulosité du monde dans lequel elle vit, car elle est entièrement légitime. Un flou singulier entoure le Mossad, entité aussi tentaculaire qu’insaisissable, comme toute agence d'espionnage, dont aucun employé, fût-il le meilleur, n’est jamais certain d’identifier le tableau d’ensemble, la « big picture » – de quoi rendre parano, même quand on adhère à la cause. Le personnage assez touchant de Farhad (Cas Anvar) aura quelques mémorables lignes de dialogue qui feront écho à cette réalité lorsqu'il parlera à Rachel de l’Iran et des secrets inhérents à toute société répressive. Les causes qui méritent sacrifice existent et l’attachement entre les êtres n’est pas une invention de magazine féminin, mais au bout du compte, chaque être vit seul dans son secret. L’agent Rachel est censé pouvoir tout dire à son officier traitant Thomas, sa vie pouvant littéralement dépendre de cette totale transparence, et pourtant, même là, ça couaquera. Parce que la société trompe. Parce que la société, si nécessaire soit-elle, n’est jamais vraiment votre amie. Le comportement du Mossad vis-à-vis des personnages illustre avec force la dangerosité de ce monde suffisamment pragmatique et utilitariste pour être disposé à tuer absolument n'importe qui (au passage, les services secrets israéliens ne sortent pas particulièrement grandis du film, ce qui est assez rare pour être noté, mais ne constitue pas pour autant une manifestation d’antisionisme…). Et oui, c’est fort. En regardant TO, on a l'impression de ne pas être pris pour un demeuré, de voir quelque chose qui n'est pas aux antipodes de la réalité, comme face au BdL, toutes proportions gardées. Et la réussite de son récit consiste à mettre en scène cette terrifiante nébulosité sans jamais larguer le spectateur avec une intrigue tarabiscotée, comme ça va être le cas avec un ultra-soûlant Tinker Tailor Soldier Spy, par exemple. La seule inconnue réelle est celle qui compte : l’impossibilité de déterminer avec certitude où se situent les fidélités.
L’histoire d’espionnage de TO ne casse pas trois pattes à un canard, même un surentraîné pendant sept ans dans un kibboutz. Là, pour le coup, le spectateur familier à la série de Rochant ne sera pas vraiment dépaysé, le film d’Adler partageant plusieurs traits communs avec la saison 2 (l’Iran, le nucléaire, l’idylle avec la cible qui s’avère être un bon gars, les sentiments naissant sur la tromperie…). Les dilemmes moraux de l’héroïne, comme son obligation de liquider un témoin innocent mais susceptible de compromettre la mission, on a déjà vu ça mille fois. Si l’on a besoin du BdL comme marchepied, c’est précisément parce qu’on met un certain temps à être convaincu. La structure en flashbacks n’est pas vraiment justifiée, ni même utile, comme c’est le cas avec la majeure partie des films qui y ont recours… d’autant plus que la narration off de Martin Freeman est par moment trop explicative et guindée. Pour autant, l’intrigue n’est pas MAL construite. Elle est plutôt bien ficelée, et même ponctuée de quelques rebondissements de qualité, surtout dans son troisième acte, où la machine s’emballe. La mise en scène d’Adler est assurément discrète, d’aucuns diront qu’elle manque carrément de personnalité, mais ce sera négliger l’indéniable tension qui parcourt le film dans sa seconde moitié… et puis, sa discrétion et sa rigueur collent plutôt bien au sujet. En d'autres termes, si vous comptez voir TO en espérant des scènes d’action, n’y allez juste pas. Certains le lui ont reproché, comme la critique du Monde, qui parle carrément d’hypotension, mais au risque de paraître monomaniaque, si vous sortez d'un tel film déçu par son manque d'action, évitez LBdL ! TO n'est pas une affaire de course-poursuites en moto, mais d'expressions sur le visage d'un personnage en constant état d'anticipation. D’une héroïne, qui est, indéniablement, son atout premier.
Ce qui fait le sel de The Operative n’est effectivement pas tant ce qui a directement trait aux machinations diaboliques du renseignement que les tourments de son héroïne, son authenticité, sa complexité… et son interprète. Le flou qui entoure Rachel, et donc ses motivations, est un des points forts du film, alors qu'il aurait très bien pu le desservir en rendant cette dernière inaccessible. Au contraire, une fois établis les enjeux et conflits du récit, une fois le spectateur (enfin) entré dans le film, aux environs du deuxième acte, Rachel inspire une empathie qui ira grandissant. Qui aurait cru que la blondasse pot de fleur de Mon Idole et Troie deviendrait, au creux de la trentaine, une actrice dont le talent grandit à chaque nouveau film, de la sous-estimée version US de The Bridge à In The Fade (grosse merde propagandiste, mais performance sublime), en passant par de touchants films indés comme Sky ? Le succès de l’interprétation de Rachel dépendait énormément du langage corporel de l’actrice, son personnage VIVANT en sourdine, si l’on peut dire, et ça passe, dans TO, ça passe comme dans la scène de la fête de mariage où elle se « confie » à Farhad, mettant une partie de sa vraie vie dans son mensonge comme le font a priori les vrais agents, et vit clairement mal l’obligation de mentir à cet homme qu’elle se prend clairement à aimer. Parler de la plus belle performance de l’actrice à ce jour ne serait pas une exagération. Quand son personnage, pourtant doté d’un self-control paranormal comme c’est le cas de tout agent, atteint son point de rupture lors de la scène de l’hôpital, manque de tout déballer, c’est à la fois douloureux et beau à voir. En parlant d’acteurs, saluons la performance en demi-teinte de Cas Anvar, que connaissent déjà très bien les fans de l’extraordinaire série de SF The Expanse, ainsi que celle de Martin Freeman. Pas le sommet de sa carrière, son rôle étant trop peu étoffé pour cela (une autre des lacunes du film), mais complexe et charismatique ce qu’il faut pour faire fonctionner, avec, évidemment, le concours de Diane Kruger. Les échanges entre leurs deux personnages produisent généralement une bonne dose d'électricité, car la duplicité semble irriguer chaque parole. On a bien dit « semble »...
La réussite du bref portrait que fait TO de l’espionnage tient aussi à son anti-spectacularité. Il rappelle que la vie d’un agent accompli, un qui réussit donc ses missions les unes après les autres, et ne se fait donc jamais prendre, n’a pas grand-chose de passionnant, puisqu’une de ses qualités est de ne JAMAIS être remarqué. Se demander quel est le meilleur espion soviétique de l’histoire, par exemple, ne fait aucun sens, puisque les meilleurs espions ne seront jamais connus du grand public. On n’est pas dans un James Bond – on n’en a ni martini blanc, ni les répliques qui font mouche, très rares dans TO. Bien sûr, si l’agente pratique le métier de top model, elle se fondra dans le décor, paradoxalement, en en mettant plein la vue... mais ce n’est pas le cas de Rachel, bien qu’elle soit interprétée par une actrice toujours assez somptueuse (c'est ce qu'on appelle le talent !). La vie d’espion idéale étant un long fleuve quasi-tranquille, il est normal que le cinéma s’intéresse davantage à ceux qui n’ont PAS cette chance : dans un film d’espionnage, quand il se passe quelque chose d’intéressant d’un point de vue dramatique, c’est que tout ne se passe PAS comme prévu. Et TO, après deux premiers actes quasi-tranquilles, réserve au public un sacré morceau d’imprévu dans sa dernière ligne droite. L’étouffante scène de la molestation dans la camionnette est une idée assez géniale : parce que rien n’est moins prévisible que l’homme, un grain de sable dans les rouages d’une mission à la base solidement planifiée peut tout faire basculer dans le plus hideux n’importe quoi. Rachel dit à un moment à Thomas qu’elle vit sans jamais oublier que le couperet peut tomber à n’importe quel moment. C’est ce qui en fait une bête de self-control, comme tout bon agent… mais aussi, au bout du compte, ce qui la fait craquer. À ceux qui se plaindront de l’inaccessibilité du personnage, nous les renvoyons à l’intense scène du cauchemar.
« Au bout du compte »… ne tient-on aucun bout ? Le film de Yuval Adler ne finit pas, pas vraiment. [Spoiler alert !] Le Mossad en a assez de Rachel, Rachel fuit, avec l’aide de Thomas qui, en se grillant auprès des Israéliens, montre enfin sa vraie fidélité, et Rachel court, et court, et cut au noir. On ne saura jamais si elle réussit à les semer, et se refaire une vie, quelque part. Adler a-t-il voulu dire, à travers cette inconnue, qu’une fois entré dans ce monde, on n’en ressort jamais vraiment ? Peu importe que l’héroïne réussît à filer, dans cinq, dix, ou vingt ans, le silencieux d'un pistolet entrera dans son champ de vision alors qu’elle ne s’y attend plus depuis trop longtemps, et son compte sera bon ? On appréciera le réalisme de cette proposition, mais dans ce cas, la faire mourir à l’écran aurait été préférable : le même message serait passé, et l’on n’aurait été moins frustré…
The Operative est donc un film d’espionnage qui trouve d’autres moyens de briller que dans l’espionnage stricto sensu, si bien qu’en le recommandant, nous ne nous adresserons pas en premier aux amateurs du genre. C’est la peinture fragmentaire d’un monde et d’une femme, dont l’opacité ne neutraliste pas la teneur émotionnelle (contrairement à ce que certains suggéreront !). Ce n’est ni un grand moment de fun, ni du John le Carré, mais ça a une âme, sous des dehors certes trop génériques qui ont au moins l'intérêt de préserver l'effet de surprise, et c'est incarné avec un incroyable panache par une actrice que l'on reverrait bien au centre d'une série télé.