Les lois de l'attraction.
Fincher est au cinéma ce qu’Ellis est à la littérature. Son contemporain éternel. M’entendre aujourd’hui comparer ces deux auteurs et reconnaître Fincher maître étalon du cinéma américain moderne relève presque du miracle, au moins d’une totale remise en question tant je me sentais encore il y a peu très éloigné de son cinéma qui me paraissait plus fashion que pertinent.
Le cinéaste réitère donc ce qu’il avait magistralement réussi dans Zodiac (dont il m’a là aussi fallu apprécier tout le fruit seulement à partir du deuxième visionnage) à savoir sortir intégralement de ces archétypes hollywoodiens, qu’il propose des films de genre qui n’en sont pas vraiment puisque chacun de ses films semble être un remake du précédent. Fincher fait toujours le même film, au moins depuis peu. Je ne dis pas que ce n’est pas ce qu’il faisait avant, à l’époque de Fight club et Alien 3, que je classe à part, mais il n’y avait à mon sens pas ce refus total – spectacle, action, famille, love story – qu’il y avait dans le très beau Zodiac, et donc ce Social network (oui tiens, pourquoi ne pas avoir banni le The ?), film sur la bombe Facebook. C’est un peu ce que l’on entend partout : The social network le film sur Facebook, de Fincher le réalisateur de Seven. Hormis les thèmes chers au cinéaste que l’on retrouve systématiquement dans chacun de ses films, comme la solitude, l’avidité de pouvoir et le besoin d’appartenance à une entité, il n’y a plus rien de Seven dans ce nouveau film, qui sonne comme une maturité supplémentaire aussi paradoxale que ça puisse paraître car il traite d’un sujet d’actualité qui touche tout le monde, en particulier les jeunes.
Il y a deux ans j’émettais quelques réserves sur certains parti prix du film, à savoir son bavardage et son accent procédurier. C’était passer à côté des enjeux du film, de ses thématiques, du film lui-même. Le la est donnée dès la première séquence, vécue moins comme un procès justement que comme un lynchage, où Mark Zuckerberg, futur créateur du réseau Facebook, se fait larguer comme un malpropre par sa copine dans un bar. C’est une séquence monstrueuse. Cinq minutes pleines d’un débit de paroles effrénées. Facebook n’a pas encore vu le jour mais l’idée plane autour de cette dispute. Mieux vaut que l’on reste ami, remarque l’une quand l’autre lui répond fièrement qu’ils ne pourront jamais l’être. C’est déjà presque une affaire de clics.
La mise en scène de la parole devient donc essentiellement montage en adoptant un rythme proprement hallucinant. Il y a très peu de respiration dans The social network, les personnages m’apparaissent non comme des personnages vivants mais comme de simples concepts (le film va jusqu’à nous montrer deux jumeaux en procès contre Zuckerberg, quasi-sosies de William d’Angleterre). Les acteurs ne sont pas mauvais (au contraire ils sont excellents) mais c’est cette façon si désintéressée de les filmer qui peut gêner, qui installe donc un défilé d’avatars pseudos avec statuts quotidiens. « Facebook-moi et allons boire un verre! » Ou encore « Pourquoi tu dis que tu es célibataire sur ton mur ? » C’est donc un mal pour un bien nous diront-nous étant donné qu’il s’agit aussi de développer une forme de conflit permanent par les mots : chaque personnage a raison, ou bien a raison de croire qu’il a raison (ou bien personne n’a tort dit lui-même Fincher) et chaque personnage (Zuckerberg évidemment en tête) évolue au sein de sa propre bulle, et seulement là-dedans, dans ses propres connaissances de nerd névrosé. Marrant de parler de névrose (en même temps il s’agit aussi de cela, voir la sublime scène de fin) parce que quelque part j’ai pensé à Woody Allen. Qu’est-ce que faisait Allen, dans le débit de dialogue je veux dire ? C’est la respiration, les réflexions, la gestion du temps, sans parler de ces interventions fantaisistes ou absurdes. Il y a quelque chose de fascinant qui est différent dans The social network, enfoui, inaccessible. L’homme est devenu machine, capable de piratages et d’algorithmes, incapable de maîtriser une relation, amoureuse bien sûr mais aussi amicale, puisque les deux co-fondateurs du réseau s’affrontent aussi plus tard en procès, que l’on vit en parallèle, en même temps que l’ascension du réseau.
Aujourd’hui je trouve ce film immense. Je pense même que c’est le meilleur film de son réalisateur. La raison ? C’est que je le conseillerais difficilement. Il ne s’embarrasse tellement pas d’un éventuel capital séduction que l’on peut parfois trouver dans son cinéma que je trouve ça extraordinaire. Aucun compromis, aucune trajectoire facile, le film suit une ligne claire et ne s’en extrait jamais. Et l’on arrive à cette séquence finale, bouleversante, qui symbolise à elle seule tout le cinéma de Fincher : le piège qu’engendre le pouvoir ici remis à une demande d’ajout à une liste d’ami et à un clic d’actualisation sans fin.