Critique publiée sur Kultur & Konfitur.
L'avantage quand on a un peu lâché le média jeu vidéo pendant des années, c'est que lorsqu'on y revient il a changé du tout au tout. Plutôt joueur console, je me suis éloigné de tout ça après la PS2, passant quand même rapidement par la case Wii lors de soirées entre amis et par Civilization V. En s'y remettant, force est de constater que tout ce milieu a bien changé. Si les sorties « classiques » que je connaissais existent toujours, le dématérialisé a pris une ampleur étonnante, parvenant à trouver un marché que cherche encore la musique, et contrecarrant au passage en partie le piratage. Surtout, et je le savais pour avoir vu le chouette Indie Games : The Movie, les auteurs ont pu trouver un large public pour leur apporter des créations à moins gros budget, mais qui valent tout autant le détour que les grosses productions AAA, et autorisent parfois plus de liberté et d'audace. C'est bien sûr généraliser que d'affirmer cela, mais il y a de ça, même si aujourd'hui le label indie est utilisé à toutes les sauces et présente un aspect marketing évident. L'autre revers de la médaille, c'est que cette aubaine initiale s'est transformée en surpeuplement du marché confrontant les créateurs au même problème qu'auparavant : sortir de la masse.
Bref, arriver là-dedans vers 2013, c'est avoir un recul sur des œuvres qui ont su marquer leur temps et devenir des classiques sans avoir à soi-même trier le bon grain de l'ivraie parmi les sorties immédiates, on s'en remet aux retours des joueurs et, comme souvent, on essaie d'y faire confiance tout en se méfiant de ces fameux plébiscites.
Like a Czech Machine
Machinarium fait partie de ces incontournables, de ce pépites qu'il faut avoir essayer, qui font presque l'unanimité parmi les joueurs. Mon lien avec le jeu est somme toute assez original, j'ai décidé d'écouter la bande originale composée par Tomáš Dvořák bien avant de le commencer, dans une période musicale où j'enchaînais les OST de jeux vidéo. Et déjà, quelque chose s'était passé. J'aime quand la musique parvient à garder son indépendance par rapport à l'oeuvre à laquelle elle est liée. J'aime encore plus quand elle ne fait pas qu'habiller celle-ci mais lui confère un cachet particulier, mais parvient néanmoins à être intéressante hors de l'expérience ludique. L'exemple parfait, c'est Silent Hill 2, dont l'OST a été composée par le génial Akira Yamaoka, et qui fait partie de mes albums de chevet, sans que je n'ai encore jamais joué au jeu (!!). En découvrant le jeu par sa musique, il y avait déjà cette poésie mécanique, cette douceur évocatrice qui apporte à votre esprit des images d'évasion prometteuses.
Sans doute une année après, temps était de passer au média jeu vidéo, un ami m'ayant méchamment donné envie par la description qu'il en faisait, rapprochant quelque part l'expérience d'Ico. Si Amanita Design confirmera par la suite son talent avec Botanicula, c'est bien Machinarium qui semble lui avoir donné des ailes et ouvert le champ des possibles. De mon côté, je ne connaissais le studio que de nom, sans avoir rien essayé auparavant. Précisons en mise en bouche après ce long apéritif, que je n'ai jamais tellement éreinté les point 'n' click des années 90, genre dans lequel se place le jeu. Monkey Island, Grim Fandango et consorts étant bien loin de mes expériences vidéoludiques de l'époque, plus tournés vers Crash Bandicoot, Tomb Raider, Metal Gear Solid ou les Final Fantasy. Peut-être y a-t-il donc une forme de madeleine de Proust dans la découverte de Machinarium pour les gamers ayant exploré ce genre à l'époque, mais pour moi c'était presque une expérience nouvelle, sortie de toute nostalgie et souvenir d'une époque passée.
Rats tchèques & click
Tout de suite, après une telle relation pourtant inexistante avec l'oeuvre, on plonge dans l'univers mécano-onirique de Machinarium. Dans ces couleurs ocres, dans cette esthétique qui n'est pas sans rappeler certaines scènes des films de Miyazaki, et face à ce petit personnage, ce petit robot fait de pièce sorties d'on en sait trop où mais qui forment un être désarticulé et plein de promesses. Mais ces engrenages, cet aspect steampunk omniprésent n'est rien comparé à la force organique qui se dégage de l'ensemble, plein de mouvements, de vie, avec comme dans bon nombre de récitals cyber/steampunk, une humanité qui s'empare de l'inanimé et qui dépasse bien souvent celle des êtres de chair et d'os. L'empathie envers l'incarnation à l'écran est, telle dans Wall-E, immédiate et profondément sincère. Rejeté, intrus, naïf, gaffeur, notre héros est pourtant un prince qui va bouleverser l'ordre social, s'opposer en douceur et l'air de rien à un pouvoir inamovible et trouver l'amour dans un récit de sauvetage de princesse maladroit et terriblement attachant.
Au-delà du gameplay (des énigmes à résoudre de manière plus ou moins biscornues) et des trouvailles empêchant le joueur d'être bloqué (le mini-jeu délicieusement rétro apportant des solutions sous forme codée), c'est bien l'univers qui habille le jeu qui en fait une petite merveille. Par son humour (de babillage, de situation, d'action), ses personnages hauts en couleur malgré une gamme monochromatique rouillée, sa narration simple mais qui ne saute aucune étape et respire un timing qui ne lasse jamais, Machinarium ne cesse de surprendre, et surtout d'attirer. Le jeu n'est pas très long, mais on ne désire jamais le quitter, jamais les énigmes ne nous ennuient ou ne nous frustrent au point de nous éloigner de l'écran. Au contraire, le rythme, les références légères (cette salle d'arcade !), tout contribue à nous faire nous identifier à ce personnage fait de briques et de toques qu'on veut amener au bout de son histoire sans être bien certain que c'est notre désir.
On retrouve aussi dans Machinarium quelque chose qui peut manquer dans nombre de jeux récents : une géographie du jeu vidéo. Si le monde n'est pas ouvert et que les tableaux ne sont pas extrêmement nombreux, on les traverse, retarverse et reretraverse, parfois de manière d'ailleurs inutile. Je parlais plus haut de Final Fantasy, ces aller-retours me rappellent les taudis du septième épisode où l'on faisait de même, au point de connaître chacun des lieux par cœur. Même sentiment ici, des semaines après avoir terminé le jeu, cette géographie demeure avec ses ambiances particulières, ses couleurs, sa musique, ses personnages. L'attachement au lieu traversé, qui favorise le sentiment de vécu et le souvenir émotionnel lié à l'expérience de jeu, est quelque chose qui manque trop souvent, et Machinarium nous le rappelle avec force et beauté.
Pas besoin d'aller plus loin, vous aurez bien compris que les attentes que je pouvais avoir face à l'œuvre produite par les tchèques sont parfaitement satisfaites. Le jeu souffre sans doute de quelques défauts mineurs, d'une certaine rigidité, mais parfaitement en phase avec un personnage un peu rouillé qui manque d'huile. Nul besoin d'une suite, sur laquelle on ne cracherait pas, mais qui n'apporterait sans doute que peu à cette aventure d'une cohérence sans faille. Poésie sans pompiérisme ni volontarisme abusif, je t'aime.