Avec les sorties de Heretic et Conclave, actuellement en salle, nous nous sommes interrogés sur les phénomènes de culte et de religion au cinéma.
Heretic, un nouvel "elevated horror" signé A24, met en scène Hugh Grant dans un rôle inattendu : celui d’un athée militant, incarnant un méchant maléfique. Le film débute par une introduction simplifiée à la théologie avant de proposer une vision critique, selon laquelle toute religion ne serait qu’un jeu de pouvoir. Certes, les dynamiques de pouvoir sont omniprésentes dans les discours, les pratiques et les institutions religieuses. Toutefois, elles ne constituent pas nécessairement le cœur battant de la religion en tant que phénomène. On pourrait même soutenir que, dans ce contexte, l'athéisme lui-même s’inscrit dans les frontières souvent floues de la religion.
Le personnage principal, en affirmant que « la religion est l’opium du peuple », tombe dans un autre système de croyance. Celui-ci repose sur l’idée que notre monde ne se compose que de hiérarchies, de jeux de pouvoir et de concurrence. Une vision simpliste, qui néglige d’autres fonctions essentielles de la religion : offrir un sens à la vie, instaurer de la routine dans le quotidien, vivre ensemble, répondre aux questions métaphysiques, ontologiques et existentielles, ou encore façonner la manière dont nous pensons à nous-mêmes, à autrui et au monde qui nous entoure.
Les liens entre religion et cinéma sont bien plus profonds qu’on ne le pense souvent. Jacques Derrida, par exemple, identifie un mode de croyance propre au cinéma. Il décrit une croyance singulière, car le cinéma a instauré un mode de foi radicalement nouveau et sans précédent : une foi incontestable, bien que rien ne la garantisse. Une croyance sans croyance. Comment peut-on croire sans réellement croire ? D’où vient cette foi étrange et révélée, comparable à celle que l’on rencontre dans les lieux de culte ? Une foi paradoxale en un autre que nous savons pourtant être une fabrication artificielle. Ce paradoxe constitue ce que Derrida appelle le punctum du cinéma : le point aveugle qui pourrait être considéré comme le pivot même de cet art, une vertu fascinante et parfois terrifiante.
Le cinéma nous révèle une vérité simple : que nous soyons religieux ou non, nous idolâtrons — et l’industrie audiovisuelle l’a compris mieux que quiconque. Aujourd’hui, le culte dépasse largement les contextes religieux : nous vénérons une franchise, une idéologie économique ou encore un système éthique. Comprendre ce que nous idolâtrons, pourquoi nous le faisons, et comment ces croyances et ces idoles nous façonnent est une tâche essentielle pour développer un recul critique, tant à l’échelle individuelle que collective. Ce recul fait cruellement défaut au personnage incarné par Hugh Grant, malgré sa posture pseudo-intellectuelle.
En reconnaissant que les fonctions de la religion vont bien au-delà du simple contrôle, on peut se plonger dans des œuvres cinématographiques qui explorent les thèmes du culte et de la foi. Ces films nous invitent à réfléchir aux façons dont le sacré et le profane s’entrelacent dans nos vies modernes, tout en questionnant le rôle du cinéma lui-même en tant que lieu de culte et de croyance.
Le paradoxe d’une œuvre religieuse chez un réalisateur athé :
L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU de Pier Paolo Pasolini
Fameux pour sa relation complexe à la foi, Pier Paolo Pasolini, athée, homosexuel et marxiste, a créé avec L’Évangile selon Matthieu une œuvre singulière. Réalisée sans intention de scénario ou d’adaptation classique, elle ne constitue pas un simple assemblage des quatre Évangiles. Pasolini choisit l’Évangile de Matthieu, qui décrit le programme politique du Christ, pour en faire le portrait d’un révolutionnaire et d’un militant politique. Le paradoxe réside dans le fait que Pasolini ne cherchait pas à réaliser une "reconstitution positiviste ou marxiste" de la vie du Christ.
« …Les profanations ne m'intéressent pas : c'est une mode que je déteste, c'est petit-bourgeois. Je veux consacrer à nouveau les choses, parce que c'est possible, je veux les re-mythifier. Je n'ai pas voulu reconstituer la vie du Christ telle qu'elle était réellement, j'ai voulu faire l'histoire du Christ plus deux mille ans de récit chrétien sur la vie du Christ. »
Pasolini adopte une méthode de reconstruction par analogie, avec une forte dimension mythologique : les rares dialogues se rapprochent scrupuleusement du texte biblique, et les acteurs sont des non-professionnels. Cette approche spirituelle et dépouillée surprend le public, notamment après la controverse autour de son film satirique sur la religion, La Ricotta. Mais c'est précisément cette démarche qui rend L’Évangile selon Matthieu pertinent et permet à Pasolini de saisir toute la complexité et la multidimensionnalité du phénomène religieux.
« Si vous savez que je suis incroyant, alors vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Je suis peut-être un incroyant, mais je suis un incroyant qui a la nostalgie d'une croyance. » — Pier Paolo Pasolini
God is a Woman : LA MESIAS de Javier Calvo et Javier Ambrossi
Cette série retrace l’histoire de Moncerat, une femme qui quitte son mari avec deux enfants et tombe dans le stéréotype de « la maman et la putain », découvrant l’ambiguïté des attentes sociétales envers les femmes. Ces dernières sont censées être à la fois pécheresses et saintes, nourricières et insouciantes, vierges et prostituées. C’est cette ambiguïté, doublée de la pression sociale, qui pousse Moncerat à une mesure extrême : s’abandonner à un diktat religieux et patriarcal imposé par son nouveau mari, un catholique furieux qui exerce un contrôle total sur son corps et son esprit. Mais tout contrôle humain, à la différence de celui de Dieu, a ses limites.
Entre le culte et la religion : MIDSOMMAR d’Ari Aster
La leçon principale que l’on retient de l'œuvre d’Aster est que les pires cauchemars se déroulent en plein jour, et non sous la couverture de la nuit. Midsommar renverse les codes de l’horreur, en utilisant une lumière du jour omniprésente et apparemment bienveillante. Cette lumière fait écho à la description du Paradis dans L’Apocalypse, le dernier livre de la Bible. C’est un acte subversif d’Aster, qui transforme ce midsummer night’s dream en cauchemar, offrant une autopsie d’un culte ou d’une secte aux rituels effrayants et dérangeants.
On constate ainsi que le culte religieux est lié à un désir quasi naturel de l’humain pour un Maître. La religion promet l’ordre et le contrôle de la vie, sans le fardeau du choix ou de la liberté. Sur ce point, culte et religion deviennent indiscernables. Pourtant, les cultes sont souvent diabolisés.
Historiquement, les cultes étaient certes excentriques, mais largement acceptés par la société. Dans la Rome antique, le mot culte désignait de petits groupes d’élites consacrés à l’idolâtrie de certains dieux (fanclubs of gods). Même le christianisme était, à ses débuts, considéré comme un culte.
Peut-on vraiment distinguer une religion d’un culte ? Leaders charismatiques ? Jésus, Mohammed, et Siddhartha Gautama en sont des exemples. Le profit des disciples ? De nombreuses religions ont prospéré grâce aux dons et trésors de leurs fidèles. Violence et abus ? Les abus, l’exploitation et la violence, souvent associés aux cultes, ne leur sont pas exclusifs et se retrouvent dans toutes les religions.
Le mot culte est donc souvent une étiquette stigmatisante, qui révèle davantage sur celui qui l’utilise que sur le groupe en question. Il faut rester vigilant face à l’abus de pouvoir dans toute religion, qu’elle soit récente ou ancienne. Cette étiquette peut aussi amplifier la violence envers des groupes minoritaires déjà persécutés par l’État ou la police.
Qu’ils soient considérés comme étranges, menaçants ou dangereux, cultes et religions remplissent souvent les mêmes fonctions : donner un sentiment d’appartenance, offrir un sens, et procurer une acceptation sociale.
Entre la religion et la magie : AUGURE de Baloji
Les historiens sont d’accord à ce jour que la seule différence et la magie est que les miracles religieux sont institutionnellement acceptés contrairement au pracsis et ethos magique.
Dans les religions comme dans la magie on retrouve la glossolalie (capacité de parler des langues que tu connais pas) , l’exorcisme, la guérison, tout ça ce sont des pratiques partagées entre la magie et les religions institutionnelles. Si on essaye de trouver d’autres différences, il y a les théoriciens comme Durkheim qui essayait d’attribuer la solitude à la magie et les pratiques collectifs aux religions mais cette vision reste quand même très moderne et Européenne avec des pratiques marginalisées comme magiques en antiquité ou en Afrique contemporaine qui restent pourtant collectives.
Les augures étaient des oracles, prêtres de l’Antiquité qui observaient certains signes (par exemple, le vol des oiseaux) afin d’en tirer des présages. Le nom même du réalisateur Baloji se traduit par “un groupe de magiciens”, alors qu’au départ, avant l’époque coloniale cela avait signifié aussi “un homme de sciences” et puis, avec l’arrivée du catholicisme, un homme de sciences occultes.
Petit à petit, ce mot est devenu une insulte, l’analogie de « démon » ou « diable » en francais. Comme le réalisateur lui-même a avoué « c’est devenu un nom assez difficile à porter ». Le film est une tentative pour lui de ne pas seulement apprendre à vivre avec ce nom mais aussi de l’assumer, ainsi que ses identités multiples. Augure est donc une affaire de décolonisation de la forme et du contenu de la sorcellerie en tant que pratique opprimée, marginalisée, diabolisée et quasiment rendue invisible. Faut-il même évoquer qu’il ne s’agit pas seulement et pas principalement de la sorcellerie, que celle-ci devient un symbole de toutes les manières de vivre dites « minoritaires ». Pour citer le réalisateur lui-même, il dit : « je me sens proche des gens qui sont ramenés du côté de la marge… ».
Bien que l’histoire à l’écran ne soit pas entièrement autobiographique, le protagoniste Koffi est lui aussi pris pour un sorcier. Il arrive au Congo pour présenter sa fiancée belge à sa famille et donner traditionnellement une dot à son père, mais leur rencontre n’a jamais lieu.
Pour reconstruire le contexte autour de ce film, il faut rappeler qu’en fait, il y avait toujours deux types de magie : une magie légitime, dont par exemple les miracles religieux, et une magie refoulée. Maintenant cette dernière peut servir de symbole d’émancipation (notamment féminine, étant donné le féminicide qui a été opéré pendant la chasse aux sorcières, mais pas que féminine, parce que l’inquisition a touché tous les genres, comme toutes les couches de la société). Baloji, tout comme un oracle ou augure lui-même, en saisissant cette dichotomie magique, dévoile le côté caché de l’Histoire.
Donc, pour parler encore de l’aspect symbolique et même symptomatique de ce film, tout comme dans la citation d’Héraclite : « Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit, ni ne cache, mais il donne des signes ». Il s’agit d’une certaine sagesse, même d’une certaine vérité au sens d’aletheia, d’un dévoilement. Baloji ne vise pas à réduire tout le film, toute cette expérience variée à un message court et lapidaire. Il invite à nous poser sur un plan qui permet de percevoir plus, de voir plus, de saisir plus de données sur le monde. Il nous fait, comme le dirait Gilles Deleuze, percevoir de l’imperceptible. La perception de misère (comme le dit William Blake que Deleuze reprend) de l’injustice, de l’inégalité est une mesure active, vu qu’elle transforme le réel. Parfois il suffit de ne pas se battre, mais de percevoir ce qui est intolérable dans le monde. À cet égard, Deleuze parle de différents cinéastes : « l’irrévocable chez Welles, l’indécidable chez Resnais, l’inexplicable chez Robbe-Grillet, l’incommensurable chez Godard, l’impossible chez Marguerite Duras, l’irrationnel chez Syberberg ».
Quand on parle d’un plan dans la philosophie deleuzienne, on veut dire aussi une perspective dans laquelle on peut se poser, donc un point de vue. Baloji est un réalisateur qui s’est dit obsédé par la question du point de vue au cinéma. Il a lu de nombreuses critiques et recherches sur le concept du « regard masculin » et vise à investiguer des regards alternatifs. C’est pour cela que l’on trouve une séquence de perspectives très intéressante dans le film.
De plus, il n’y a pratiquement pas d’hommes dans le cadre, à l’exception de Koffi au début (qui ne retrouve jamais son père), et puis un enfant des rues qui s’appelle Paco — il est considéré comme portant un mauvais œil à sa famille. Sinon, les hommes sont absents, ils ne participent pas à la vie, ils ne parlent pas, ils ne s’engagent pas. Néanmoins, le regard masculin qui commande, qui reproche, qui ordonne, est là (y compris dans la forme d’une misogynie intériorisée). Leur dictat, leur injonction, leur code marchent impeccablement – littéralement et figurativement, à travers le système. Le véritable sujet de ce film est la société patriarcale d’un côté et tout ce qui est de l’ordre de l’inexplicable et de l’invisible de l’autre.
Augure est une procession cinématographique, une célébration fantasmagorique, un voyage psychédélique à la limite du conte de fées et du video art. Les costumes traditionnels, les couleurs, la lumière – tout est animé par un voile de fumée pastel qui ajoute de la finesse et de la subtilité dans cette histoire chamanique sur le fossé entre les générations, la violence inévitable de la vie et l’importance de la liberté personnelle.
Grâce à Dieu, je suis athée : SPOTLIGHT de Tom McCarthy
Cette célèbre citation de Luis Buñuel a inspiré François Ozon, qui en a repris le début pour son film d’investigation journalistique. Ce dernier suit le parcours de Spotlight, un film oscarisé qui révèle les atrocités et les abus commis par l’Église catholique à l’échelle mondiale.
Conclave, dans la lignée d’œuvres comme Les deux papes (7/10) avec Anthony Hopkins, ou la série emblématique de Paolo Sorrentino The Young Pope avec Jude Law, prend du recul par rapport à l’Église en tant qu’institution. Il s’attarde sur la nécessité de progrès et de changement au sein de structures conservatrices comme celle de l’Église catholique. La certitude, ici, est décrite comme l’ennemie de la croyance, car la foi, dans l’histoire, a toujours cohabité avec le doute. Là où règne la certitude, il n’y a plus de mystère.
C’est ce que raisonne Ralph Fayens, personnage fascinant incarnant une éminence grise qui refuse de devenir pape, préférant diriger tout depuis l’ombre. Ce film, un thriller religieux captivant, interroge la spectralité des genres et dépeint les papes comme des divas queer.