Critique intialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/04/il-y-avait-un-homme-qui-demeurait-pres-du-cimetiere-de-montague-rhodes-james.html
La possibilité de lire les écrits fantastiques de M.R. James en français, enfin ! Parce que cet auteur, une figure dans son genre, dans l'Angleterre du début du XXe siècle, n’a guère été publié de notre côté de la Manche – un « antiquaire » pouvait éventuellement se reporter à quelques vieilles éditions chez NéO, mais pas des plus faciles à dénicher… Et les Histoires de fantômes complètes remontaient tout de même à 1990.
Or j’avais vraiment envie de lire cet auteur – tout en me montant trop feignasse pour tenter l’expérience en anglais (eh). C’est que Montague Rhodes James faisait partie des quatre « maîtres modernes » du fantastique admirés par Lovecraft dans son essai Épouvante et surnaturel en littérature – les trois autres étant Arthur Machen, Lord Dunsany et Algernon Blackwood. Trouver des traductions françaises de ces trois-là n’était pas toujours évident, mais néanmoins faisable (merci Terre de Brume et L’Arbre Vengeur, pour l’essentiel), et il en allait de même pour quelques autres auteurs auxquels Lovecraft consacrait des pages significatives de son fameux essai (comme mettons William Hope Hodgson, re-merci Terre de Brume, ou Robert W. Chambers, merci Malpertuis et le Visage Vert). Mais M.R. James ? Nope, rien depuis 1990...
La publication d’Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière chez L’Éveilleur Étrange (décidément un éditeur d’utilité publique) est donc une excellente nouvelle – plus encore, la précision qu’il s’agit là du premier tome d’une édition intégrale des histoires fantastiques de l’auteur, qui en comprendra deux : James n’a pas été très prolifique, et ce premier tome fait d’ailleurs moins de 250 pages.
C’est qu’il avait d’autres choses à faire, sans doute : l’éminent Montague Rhodes James écrivait des « histoires de fantômes » en dilettante, et avait parallèlement une belle carrière professorale (c’était un médiéviste reconnu) et administrative, en tant que recteur du King’s College de Cambridge, puis principal du Collège d’Eton ; amateur de vieux livres et de fouilles, il a mis à jour quelques belles pièces – et tout cela se retrouve dans ses nouvelles : les « héros » en sont des « antiquaires », souvent de distingués professeurs, parfois davantage des amateurs, mais toujours érudits et issus de la bonne société ; ces chercheurs sans véritable vie de famille, et dont l’univers est exclusivement masculin ou peu s’en faut, se passionnent pour de vieux ouvrages obscurs, lus en latin dans le texte, et le décor typique des histoires de James est une cathédrale renfermant bien des secrets pas toujours si chrétiens – sous un moche verni de rénovations néo-gothiques, entreprises tardivement et sans le moindre goût.
Et si tout cela est généralement so British, jusque dans les références affichées des histoires et des personnages, Montague Rhodes James n’en a pas moins une manière qui lui est propre. Le passé mystérieux piège les érudits qui entendent le déchiffrer, mais, au-delà, deux points distinguent le fantastique de M.R. James de ses devanciers gothiques : d’une part, l’incertitude, le flou savamment entretenu, et qu’il ne s’agira jamais de circonvenir en recourant à l’expédient des « explications », qui agaçaient tant Lovecraft dans les écrits d’Ann Radcliffe ; d’autre part, et cela peut sembler contradictoire mais seulement à première vue, le fait que les « fantômes » de James sont souvent très matériels – non des apparitions fugaces au plus enveloppées d’un drap de circonstance, mais des créatures de chair plutôt que d’esprit, avec quelque chose de batracien parfois, et en tout cas résolument non humaines au-delà des apparences.
Et sur tous ces points – les « héros », le cadre des récits, leurs « ustensiles » et connaissances d’antiquaires, le mystère, la matérialité –, on ne s’étonnera guère de ce que Lovecraft appréciait l’œuvre de James. La parenté, à vrai dire, peut parfois devenir véritable inspiration, très concrète : on sait que Lovecraft prisait la nouvelle « Le Comte Magnus », par exemple, qui a pu inspirer certains aspects de L’Affaire Charles Dexter Ward, notamment – et si, dans la nouvelle de James, le « pèlerinage noir » entrepris par le cruel aristocrate suédois n’est jamais explicité de quelque manière que ce soit, on avouera que la lecture préalable de Lovecraft génère à elle seule bien des images quand ces deux mots tombent sous les yeux du lecteur ; ceci, bien sûr, outre une forme de cousinage spirituel entre Magnus et Joseph Curwen. Nuls Grands Anciens chez James sans doute, c’est là l’apport très personnel de Lovecraft, mais, oui, les passerelles ne manquent pas entre les deux écrivains, pour peu qu’on s’y attarde un brin.
D’ailleurs, cette parenté peut éventuellement se prolonger au regard du style. La manière généralement sobre et élégante de James (en anglais du moins – cette édition reprend hélas d’anciennes traductions qui m’ont régulièrement paru perfectibles, et celle de l’extrait d’Épouvante et surnaturel en littérature, par Bernard Da Costa, m’a paru tout bonnement affreuse), cette manière donc paraît aux antipodes de la frénésie adjectivale d’un Lovecraft en roue libre, mais, sur d’autres procédés, les auteurs se ressemblent davantage : dans sa préface, Jean-Pierre Ohl souligne un procédé récurrent chez James, consistant en une distanciation du récit, opérée par plusieurs niveaux de narration, et même très concrètement par plusieurs « je », dont justement « Le Comte Magnus » fournit un saisissant exemple ; mais c’est là une chose qu’on retrouve chez Lovecraft, et qui m’intéresse bien chez lui – l’exemple de ce procédé le plus virtuose mais aussi saisissant et pertinent résidant dans « L’Appel de Cthulhu ».
Pour autant, il y a au moins un aspect, je crois, au regard duquel les deux auteurs se distinguent et même s’opposent, et ce sont les implications de la peur. Chez Lovecraft, elle se mue bien vite en terreur, qui constitue un péril objectif pour les personnages, qu’il soit de nature physique et/ou mentale. Cela me paraît assez rarement être le cas chez James – du moins dans les dix nouvelles rassemblées dans le présent volume ; certes, « Le Comte Magnus », encore une fois, est une exception marquée, mais, généralement, James me paraît plus du côté de l’angoisse et du frisson que du péril et de la terreur. À tout prendre, les personnages de « Mezzo-tinto », par exemple, ne risquent « pas grand-chose » (et c’est probablement ma nouvelle préférée dans tout Il y avait un homme qui demeurait près du cimetière), et, généralement, le simple constat de ce qu’il y a une créature étrange suffit à constituer l’argument de la nouvelle, sans qu’elle ait à se montrer menaçante au point du danger mortel. On dépasse la simple suggestion du surnaturel, il est parfois de nature indéniablement objective, mais, pour James, il n’est généralement pas nécessaire d’aller plus loin – Lovecraft, lui, va jusqu’au bout, de la terreur matérielle d’une part, mais aussi d’autre part de ses implications disons métaphysiques. À ce compte-là, la manière de James est sans doute plus feutrée, sobre, et, si l’on y tient, « britannique », classique en tout cas – Lovecraft, c’est cette fois tout autre chose.
Maintenant, si M.R. James est du côté du frisson et de l’angoisse, il est assurément compétent dans sa partie ; même une vignette aussi banale, au fond, que « Près du cimetière », qui ouvre le recueil, a de quoi donner la chair de poule, alors qu’il s’agit d’une fable morale à vrai dire convenue. Mais, aussitôt après, « Mezzo-tinto » se montre bien plus habile et singulière dans ce registre (et je ne surprendrai personne en disant que j’ai vu comme une Sadako en lisant cette excellente nouvelle…). « Le Comte Magnus » a déjà été évoqué, et c’est à coup sûr un des points d’orgue du recueil, mais j’aurais envie de mentionner également « Oh, siffle, et j’accourrai vers toi, mon garçon », un récit aux multiples facettes et non dénué d’un certain humour un peu tordu, que l’on retrouvera par exemple dans « Théâtrale apparition d’un disparu », avec l’amusant et grotesque personnage de Bowman, mais aussi la représentation hallucinée de Punch & Judy, qui pour le coup tire l’épouvante vers quelque chose de plus graphique ; ce procédé du « spectacle » et de l’histoire sous-jacente fait également des merveilles dans « Mezzo-tinto », mais aussi dans « La Maison de poupées hantée » ; et il y a peut-être également de cela dans « Le Labyrinthe », je suppose.
Je dois avouer avoir été un peu moins convaincu par les trois histoires « à cathédrale » qui figurent à la suite l’une de l’autre au milieu du recueil : « Le Trésor de l’abbé Thomas », « Les Stalles de Barchester » et « Un épisode dans l’histoire d’une cathédrale ». Non qu’elles soient mauvaises, loin de là même : la première, d’ailleurs, est tout spécialement savoureuse dans son épisode cryptographique, et l’on sent dans les trois un auteur qui s’amuse avec sa science, en pleine conscience. La succession des trois récits, cependant, a pu me donner l’impression de ce que l’auteur se répétait, ce qui a amoindri l’effet de l’ensemble. Et les mystères de ces trois histoires ne m’ont pas tant fait frissonner que cela, j’ai l’impression qu’ils avaient davantage pour objet d’être astucieux et/ou critiques voire satiriques, que d’êtres inquiétants ou a fortiori effrayants. Ce qui se discute, hein – forcément.
Qu’importe : bilan très positif pour ce premier volume – même si je tends à croire que les traductions (de Xavier Perret, traducteur le plus fréquemment rencontré, mais aussi des quatre autres que l’on trouve pour les seules nouvelles de James, le cas de Bernard Da Costa étant à part) auraient profité d’un bon dépoussiérage. Je suis néanmoins ravi d’avoir enfin pu lire M.R. James en français, et ai hâte de compléter avec le second tome des Histoires de fantômes complètes.