J'aurais aussi pu intituler cette critique "Si tu n'aimes pas vraiment le fantastique, pourquoi tu en parles?", car, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on ne ressent à aucun moment un amour débordant de Todorov pour son sujet, qui est, pour lui, surtout prétexte à parler de tout autre chose...(de théorie de la critique littéraire, de structuralisme, de psychanalyse, etc.). Bref, une copie, certes stimulante par endroits, mais globalement hors sujet, et fortement datée du fait de présupposés théoriques (nous allons le voir) aujourd'hui largement désuets.
M'étant plongé récemment dans les œuvres complètes de M.R. James, un auteur d'histoires de fantômes (fin XIXe-début XXe), très connu dans le monde anglo-saxon (mais totalement inconnu ou presque en France comme il se doit, j'y reviendrai sans doute dans une prochaine critique), qui, à l'instar d'autres grands auteurs du fantastique, a proposé en son temps quelques analyses sur ce genre littéraire, j'ai été tenté de me replonger dans cette "Introduction à la littérature fantastique" qui trainait dans ma bibliothèque, un reliquat parmi de nombreux autres de ma vie antérieure d'élève en classe préparatoire littéraire. Ma dernière lecture de ce livre, dont résulte cette critique, doit en effet être ma 3e.
Je n'avais en fait que deux souvenirs de ce livre:
1 - de sa thèse principale, d'ailleurs assez célèbre dans nos contrées, car il s'agit d'un de ces livres que l'on adore en tant qu'étudiant, à même d'être résumé en une affirmation (à l'instar du "Rire" de Bergson) : "le genre fantastique se caractériserait par une hésitation du lecteur entre une explication rationnelle et une explication surnaturelle d'événements qui sortent de l'ordinaire" (c'est moi qui reformule, je n'ai malheureusement pas le livre à côté de moi à l'instant où j'écris ces lignes pour vous sortir une citation exacte).
2 - je me souvenais également que, en-dehors de cette thèse principale (d'ailleurs elle-même peu convaincante et pertinente, nous allons y revenir), le reste relevait d'une espèce de gloubi-boulga théorico-structuraliste bien indigeste et guère passionnant (dont j'avais bien entendu oublié toutes les subtilités).
Et à relire ce livre, j'ai été moi-même surpris par sa médiocrité, venant confirmer mon souvenir (2), mais même en pire. Du coup, avant toute analyse plus poussée des théories avancées dans l'ouvrage, se pose pour moi une première série de questions: Comment expliquer les bonnes notes qui sont globalement attribuées à ce livre sur ce site (mais le plus souvent bien entendu sans aucune critique détaillée pour corroborer les notes attribuées ; ou lorsqu'il y en a - par exemple sur le site Babélio -, sans véritable réflexion critique, en prenant pour argent comptant les thèses de l'auteur)? Pourquoi avais-je moi-même été plus indulgent qu'il n'eut fallu avec ce livre lors de mes premières lectures?
Voici mes conclusions en la matière:
- ce livre, publié en poche dans la collection Point est, de toute évidence, un best-seller parmi les étudiants; combien de générations d'étudiants ont acheté ce bouquin, pas trop long, et dont le titre vend du rêve? (il faut le dire, surtout relativement aux autres livres "de référence" de critique littéraire). Il est donc généralement lu par des personnes jeunes, qui savent qu'elles ont tout à apprendre, et qui n'ont pas forcément encore beaucoup de bouteille en matière de littérature et de critique littéraire (ni d'esprit critique très aiguisé, car ce n'est pas forcément, il faut le dire, à quoi nous poussent les études littéraires, qui nous tirent en général plus vers une attitude de vénération envers les auteurs et les critiques certifiés... ; ce n'est qu'en vieillissant qu'on devient un râleur méfiant! lol) ;
- Il s'agit aussi incontestablement d'un livre "malin" (au sens péjoratif sous ma plume), qui fait tout pour avoir l'air bien plus intelligent qu'il n'est: l'auteur se pare à tout instant des atours de la "scientificité" (référence à Popper, allégeance au structuralisme et à son vocabulaire "technique", recours aux "gros mots" de l'analyse linguistique - syntaxique, sémantique, et j'en passe -, détour par les analyses psychanalytiques et là aussi leur cortège de termes pseudo-techniques, etc.) ; le nom même de l'auteur, "Todorov" (figure de l'intellectuel touche-à-tout du siècle dernier), semble évoquer le structuralisme russe et vient renforcer l'aspect de sérieux du livre (OK, cet argument est plus subjectif mais a dû joué sur moi quand j'ai découvert l'ouvrage). Effectivement, avec ce mélange détonnant, le contenu du livre, sa patine de scientificité, a de quoi impressionner (mais pour les mauvaises raisons) un lecteur peu habitué à ce genre de pratiques, selon le (très mauvais) adage de la jeunesse: "si je ne comprends pas, ou ne suis pas d'accord avec ce qui est avancé, c'est sans doute parce que le livre est trop intelligent pour moi (ou bien parce que je suis trop con)";
- enfin, c'est triste à dire, mais encore une fois, le fait que l'ouvrage soit résumable en une phrase a forcément fait beaucoup pour sa renommée. C'est comme ça: une formule à l'emporte-pièce bien tournée marquera toujours plus les esprits qu'une analyse détaillée et développée, mais austère.
Après cette longue introduction (largement introspective), nous en arrivons au contenu même du livre. Je vais revenir tout d'abord sur la thèse principale, cette fameuse "hésitation" fantastique ; j'aborderai ensuite (pour les critiquer) les soubassements théoriques de l'ouvrage, pour montrer notamment qu'il s'agit d'un livre pétri d'importantes contradictions (qui, en quelque sorte, prouve lui-même par l'absurde, la fausseté de beaucoup de ses grandes affirmations théoriques).
Le genre fantastique serait donc caractérisé par une hésitation, un balancement entre une explication rationnelle et une explication surnaturelle d'événements hors-du-commun, et menacerait à tout instant de basculer, soit vers le genre "étrange" (les événements parvenant finalement à s'expliquer par le biais de coïncidences, d'une conjonction d'événements ou d'actions, certes improbables mais possibles, envisageables selon nos critères communs) soit vers le genre "merveilleux" (acceptation de l'existence de lois ou de phénomènes surnaturels).
Cette définition a pour elle d'être très séduisante:
- par sa dimension dynamique tout d'abord, faisant du genre fantastique un objet en voie d'extinction perpétuelle, instable, allant à l'encontre des conceptions stables et fermes généralement associées aux genres littéraires;
- mais aussi parce qu'elle retranscrit bien le plaisir (voire souvent l'aspect ludique) inhérent à certains textes fantastiques, qui jouent effectivement à plein sur cette hésitation du lecteur, son indécision face à des événements qui dépassent ses conceptions "réalistes" (ce qu'un critique plus récent, Denis Mellier, a pu qualifier de "fantastique de l'ambiguïté").
Néanmoins, une rapide réflexion, et (surtout) une rapide remémoration des textes rencontrés par tout amateur de fantastique au cours de ses lectures, doivent éveiller nos soupçons quant à la pertinence d'une telle définition: si certains auteurs (bien cités par Todorov: Maupassant, Hoffmann, Potocki, etc.) exploitent bien en effet dans leur œuvre une telle hésitation (étonnamment, Todorov ne cite quasiment pas Lovecraft - sauf pour critiquer à la va-vite ses conceptions du genre avancées dans ses écrits théoriques - alors que plusieurs de ses nouvelles "à la première personne" épouseraient pourtant bien sa conception; à se demander si Todorov a lui-même lu les productions de cet auteur..., cf. infra), il apparaît cependant que ce n'est pas le cas de la plupart des productions fantastiques, en littérature ou ailleurs. En effet, pour reprendre un exemple bien frais que j'ai en mémoire, une très grande partie (pour ne pas dire la quasi-totalité) des écrits de M. R. James ne répondent pas à cette définition du fantastique: la nature des événements surnaturels ne sont bien souvent même pas discutés par les protagonistes, tant leur dimension "anormale" saute aux yeux. Et si la nature surnaturelle des événements peut faire l'objet de spéculations, d'interrogations de la part des personnages (car il s'agit tout de même bien d'un élément récurrent du genre), le lecteur, lui, n'a quasiment jamais de doutes sur la tournure que prendront les événements: les titres des recueils et des nouvelles font souvent très explicitement référence à la menace surnaturelle à laquelle les personnages vont avoir affaire ; par ailleurs, la réputation même de l'auteur, célèbre pour ses histoires de fantômes, suffirait à elle seule à réduire toute hésitation sur le contenu de ce qui nous est proposé...Dans le même esprit, y a-t-il encore des gens qui abordent Lovecraft en se demandant sérieusement si les faits présentés relèvent de l' "étrange" ou du "merveilleux"? Non, car la réputation de l'auteur elle-même suffit la plupart du temps à dissiper une telle interrogation; on connaît Lovecraft comme un maître du "surnaturel" et on va le lire en connaissance de cause. Certes, on peut douter de la santé mentale des personnages dans certaines de ses nouvelles (et Lovecraft nous appelle explicitement à le faire dans certaines d'entre elles), mais cela serait, à bien y réfléchir, envisageable dans la quasi-totalité des productions fantastiques en adoptant une interprétation "paranoïaque" de la retranscription des évènements dépeints (facilitée par la dimension textuelle même du support littéraire, par nature "indirect").
Bref, si l'on accepte telle quelle, la définition "dynamique" de Todorov, le genre fantastique est effectivement un genre "disparu" (thèse que l'auteur soutient lui-même dans la dernière partie de l'ouvrage, pour d'autres raisons sur lesquelles nous allons revenir) ou en perpétuelle voie de disparition: les textes "connus", à partir du moment où leur contenu ne fait plus de doute, basculent immédiatement dans le genre du "merveilleux" selon Todorov, et seuls de nouveaux textes, jouant sur l'hésitation face à des événements hors-du-commun, et à la conclusion largement inconnue du grand public serait à même de ressusciter ponctuellement le genre. En disant cela, je ne pense d'ailleurs pas trahir la pensée de Todorov sur le sujet, celui-ci considérant explicitement que la littérature fantastique relève d'une production "à consommation unique" (vous avez saisi le sous-entendu péjoratif?), a contrario de la "vraie" littérature qui, elle, se prête sans doute à toutes les relectures et toutes les interprétations.
Mais Todorov se coupe, de toute façon, à travers son parti-pris théorique (structuraliste : selon lequel le texte devrait se suffire à lui-même, sans recours à des explications de type extra-littéraire), de toute véritable réflexion sur la réception des textes fantastiques par le lectorat « réel » (ce qui, en l'occurrence l'arrange bien, pour défendre sa thèse principale). Cela ne l’empêche pourtant pas de recourir à plusieurs reprises, au besoin, à la notion très étrange de "lecteur théorique" ou de "lecteur implicite" au texte, et même de développer plus tard - en contradiction flagrante avec ses postulats de départ - des considérations psychologiques pour le moins douteuses (psychanalytiques, à coups de névroses et de psychoses) sur les motivations psychologiques du lecteur à lire, et de l'auteur à écrire des textes fantastiques.
Bref, tout ça pour dire que la définition de Todorov, sans être totalement à côté de la plaque (il y a bien des textes qui jouent de cette hésitation fantastique qu'il pose comme constitutive du genre), s'avère bien trop limitative, à moins de considérer que des auteurs comme M.R. James ou H.P. Lovecraft ne relèvent pas du fantastique, mais du merveilleux - ce qui semble spontanément étrange à moins de bouleverser les perceptions communes des genres, c.a.d. de proposer une division générique tout à fait contre-intuitive; Todorov en conclut d'ailleurs qu'un auteur comme Poe relève alternativement de l'étrange et du merveilleux, mais quasiment jamais du fantastique, ce qui, là encore, va totalement à rebrousse-poil du sentiment généralement partagé - qui, une fois n'est pas coutume en sciences humaines, doit être pris en compte lorsqu'il s'agit de définir des genres, soit des catégories « heuristiques » servant à classer et décrire des textes, au risque sinon d'être totalement non-opératoire.
Au final, cette définition évanescente du fantastique, revient à affirmer l'existence de seulement deux grands blocs (le genre étrange et le genre merveilleux), le genre fantastique ne constituant qu'une "frontière" extrêmement ténue, voire inexistante (toute théorique), entre les deux. Par ses propres développements ultérieurs, Todorov reconnaît d’ailleurs implicitement la dimension extrêmement problématique, voire auto-destructive, de sa définition; car, si le fantastique est une « hésitation », comment parler de "thèmes" propres au fantastique? Comment dire quelque chose plus largement d'un genre qui s'évanouirait au cours même de la lecture? En effet, une fois lu, ce qui était texte fantastique au départ s'est forcément mué a posteriori (toujours dans le cadre todorovien) en autre chose (étrange ou merveilleux).
Cette vision trop étroite du genre fantastique par Todorov constitue en fait un cas particulier de ce que je définirais comme le genre fantastique, m'appuyant pour cela sur les définitions plus classiques que Todorov invalide sans ménagement au tout début de son ouvrage: le genre fantastique introduit une tension, un écart, entre le réel, tel que nous nous le représentons, et des événements dépeints qui semblent relever d’une explication surnaturelle. Cette définition, bien plus opératoire et moins excluante, perd en dynamisme ce qu'elle gagne en stabilité et en adéquation avec les représentations les plus communes dont elle constitue un prolongement, un développement analytique. La « tension » propre au fantastique peut effectivement générer une « hésitation » des personnages, voire du lecteur, sur la nature des événements présentés (définition de Todorov), mais il s'agit là simplement d'une conséquence narrative potentielle de notre définition de base ; l’hésitation, l’ambiguïté peuvent parfaitement s’intégrer dans le fantastique, mais ne sont alors pas nécessaires, indispensables pour le définir.
J'en arrive maintenant à la deuxième partie de cette critique, portant sur les présupposés théoriques affichés par Todorov et sur les contradictions que ceux-ci génèrent au long de l'ouvrage. Je vais tâcher de ne pas m’appesantir inutilement. L’auteur passe du temps (mais beaucoup de temps et de pages) à détailler son positionnement théorique (ultra-)structuraliste, selon lequel le texte devrait être abordé comme une entité totalement autonome, la critique ne devant pas recourir à des éléments extra-littéraire ; le tout se double d’une conception élitiste et quasi-mystique de la littérature qui ne serait décidément "pas un médium comme un autre".
Tout d’abord, désolé pour Todorov et son structuralisme typique des années 1960-1970, mais, si, je confirme, la littérature, l'écrit, constituent bien un médium artistique "comme un autre", avec certes ses spécificités propres, mais dont on ne voit pas pourquoi il aurait et d'où il tirerait une supériorité quelconque et intrinsèque vis-à-vis des autres médiums. Par ailleurs, l'idée d'une autonomie radicale des textes littéraires a, en tout cas pour les textes fictionnels, totalement volée en éclats aujourd'hui, avec au passage une réhabilitation complète du rôle et de l'implication du lecteur dans l'acte d'interprétation des textes littéraires. En effet, l'idée d'une autonomie nécessaire de la critique littéraire pour répondre à une auto-suffisance de la "vraie" littérature (l'idée que le texte littéraire n'aurait pour seule finalité, pour seul référent que lui-même) est tout simplement absurde, et ne convaincra que ceux aimant à s'enivrer de sophismes et de pseudo-paradoxes. Car, dès les années 1980, d'autres auteur sont venus soulignés, à l'inverse, "l'incomplétude" des textes fictionnels (le fait qu'un texte, du fait de ses multiples "trous", n'est jamais susceptible de constituer un univers de référence à lui seul), nécessitant donc une implication du lecteur pour combler ces lacunes dans la mesure du possible (par le biais d'hypothèses implicites considérées comme vraisemblables). Ainsi, par défaut, le lecteur part du principe que le monde fictionnel dépeint dans un texte littéraire suit globalement les mêmes lois (physiques, sociales) que celles qu'ils se représentent spontanément pour un espace et un temps donné, à moins que le texte ne stipule clairement l’inverse (par exemple avec l’irruption du surnaturel dans le genre fantastique). C'est ce que la critique Marie-Laure Ryan a décrit en 1991 comme "le principe d’écart minimal".
De toute façon, Todorov ne respecte pas lui-même les préconisations de son propre postulat de départ: alors que d'autres critiques se font vertement tancés par lui pour avoir recouru à des éléments d'interprétation extra-littéraires (provenant notamment d'autres champs des sciences humaines), il ne voit par contre aucune contradiction à recourir lui-même très largement à la psychanalyse pour nourrir ses analyses des thèmes fantastico-merveilleux (cf. ses chapitres sur les thèmes du "je" et du "tu" - le premier réseau thématique renvoyant explicitement au concept de « névrose », et le second au concept de « psychose »). La contamination psychanalytique va d'ailleurs plus loin puisque, prolongeant ses analyses, Todorov nous explique que les auteurs du fantastique ne s'adonnent au genre que...pour transfigurer leurs névroses et / ou psychoses en allant au-delà, par le biais du surnaturel, de ce que dicteraient les bonnes mœurs de leur époque. Nul besoin de souligner qu'une telle lecture est une fois encore extrêmement réductrice, mettant pour le coup effectivement sous le tapis tout le plaisir intrinsèque (proprement esthétique) qu'il peut y avoir à fréquenter ce genre littéraire.
Allant jusqu'au terme de sa lecture psychanalytique, Todorov nous explique enfin que le genre fantastique est "mort" au tournant du XXe siècle...tué par le développement de la psychanalyse (!) (qui, c'est bien connu, a guéri toute la névrose sociétale à son époque), mais aussi par celui de la critique littéraire et l'avènement d’une "vraie" littérature non-mimétique, qui serait venue remettre en question la pertinence même de la dichotomie réel / imaginaire (!!). Rien que ça. Cette dernière affirmation est d'ailleurs assénée telle quelle, sans justification particulière, comme si cela coulait de source. Outre que Todorov ne respecte donc pas ses propres postulats "autonomistes" de départ en adoptant une approche psychanalytique (étrangement exemptée du reproche d’extra-littérarité fait aux autres approches), nous voyons donc que, prises au pied de la lettre, les analyses qui en découlent ont une dimension un peu "délirante" (on reste dans la psychologie...).
En outre, après avoir annoncé la fin de la littérature fantastique, Todorov n'hésite pourtant pas à réemployer le terme de "fantastique" pour désigner les œuvres de Kafka (des années 1910-1920), pourtant plus tardives que les autres œuvres mobilisées par l'ouvrage et postérieures à la mort annoncée du genre, le tout en se détachant très largement de sa définition (l'hésitation) et de ses analyses précédentes.
Pour conclure cette critique très largement négative, il faut tout de même souligner les quelques premières pages intéressantes de l'ouvrage sur l'identification des genres, avec la référence à l'épistémologie de Popper en arrière-fond. Je suis personnellement sensible et d'accord avec cette idée que la critique littéraire (et la critique en général) doit s'appuyer sur des éléments objectifs et sur des démonstrations claires et argumentées, s'ouvrant à l'idée d'une réfutation ; cela justifie également l'idée qu'il n'est pas nécessaire d'avoir tout lu pour proposer des analyses en matière de genres littéraires (tout comme il n'est pas nécessaire de remettre systématiquement en cause une loi physique sous prétexte qu'elle n'a pas été testée tous les jours et en tous endroits, du moment qu'elle s'appuie sur un système rationnel et une explication causale cohérente). Mais là encore, on peut reprocher à Todorov de ne choisir grosso modo que les œuvres allant dans le sens de sa thèse principale, tous les cas-limites ou vraiment contradictoires étant quasiment exclus par définition comme non-pertinents dès le début de l’ouvrage. L'auteur ignore ainsi assez royalement toute la production anglo-saxonne du genre (alors même qu'il cite, comme déjà dit, des textes critiques de M.R. James et de Lovecraft, et qu'il discute (trop) longuement un critique canadien comme Northrop Frye...), pour ne se concentrer principalement sur des exemples français (Maupassant, Théophile Gautier, Mérimée, mais aussi Nerval qui, dans le système de Todorov, se voit élevé au rang d'auteur fantastique avec Aurélia, etc.) et germanophones (Hoffmann, Meyrink, etc.).
Todorov propose aussi quelques développements pertinents sur la tension existant, au cœur de la notion même de genre, entre reproduction de codes (de normes génériques) et distanciation vis-à-vis des normes existantes (facteur d'originalité et d'individualisation - avant que les innovations ne soient elles-mêmes finalement intégrées au genre même qu'elles sont venues transcender, à moins qu’elles soient si radicales qu'elles justifient finalement la définition d'un nouveau genre). Mais il est vrai que l'originalité elle-même ne peut se définir (ainsi que la transgression) que par rapport à des normes / des structures préexistantes. Cette tension, comme le souligne Todorov, est d'ailleurs également au cœur même du "code" langage, qui n'est pas, en lui-même, porteur d'individualité, mais peut pourtant le devenir à travers une exploitation, une mise en discours, particulière.
Vous aurez cependant compris que je ne conseille pas la lecture de cet ouvrage de Todorov, aujourd'hui de mon point de vue largement dépassé, pour sa thèse principale en elle-même, à mes yeux spécieuse, mais surtout pour son discours théorique global, aussi envahissant que daté (au point, comme je l’ai dit au tout début de ce texte, qu'on en vient à se questionner sur l'amour que Todorov porte véritablement au genre fantastique, et à se demander si ce dernier ne serait pas qu'un support pour l’auteur pour justifier des développements théoriques extrinsèques).