Voilà un livre que j'ai fini il y a longtemps mais auquel je repense et aimerais tant être capable de lui écrire un beau texte. En vain. Alors je choisirai surtout la facilité des extraits choisis.
J'en avais ralenti ma lecture les soirs quand j'en approchais la fin. Pour le faire durer.
Bulle Ogier est une actrice qui nous raconte sa vie, carrière et profession avec à la fois moult détails mais aussi des émotions, une voix, un style...je l'ai lu en poche, et commençais à prendre des notes, mais me suis vite arrêté tant les pages étaient riches...je voulais juste le vivre et l'écouter. Pages denses et riches alors que pourtant très petites car en éditions Points Seuil récit.
Comme un membre de SC, elle donne envie d'explorer les filmographies des réalisateurs dont elle parle, de lire la bio des acteurs qu'elle croise (j'ai envie de lire l'autobiographie de Jean Pierre Kalfon).
J'avais aimé le pourtant méga triste livre de Nadine Trintignant , Ma fille Marie, mais je lui reprochais quand même l'usage que de prénoms, qui avait fini par me perdre car je ne savais pas/plus de qui on parlait: ici, Ogier, reste très pédagogique, peut-être sans le vouloir, car pour tous les artistes ou personnes croisées, elle réussit en une ligne à rappeler ou apprendre de qui on parle.
Elle ne part pas du principe que le lecteur connaîtra tout le monde.
Elle avait envisagé d'être "hôtesse de l'air" ou journaliste pour "voir le monde et voyager".
Elle a un peu travaillé "chez Mademoiselle Chanel" (depuis 2004, on ne peut plus utiliser ce mot patriarcal sans être attaqué, notamment par Rokhaya Diallo).
C'est Guy Béart qui l'avait pistonnée: il "avait épousé ma meilleure amie d'école et m'a présentée à Hélène Lazareff, la fondatrice et directrice du magazine Elle" (elle n'écrit ou ne dit pas juste "Hélène Lazareff").
La scène qu'elle décrit page 15 des arrivées de "Mademoiselle Chanel" me rappelle les arrivées de Miranda dans Le diable s'habille en Prada et les face-à-face de Meryl Streep et l'étudiante jouée par Anne Hathaway: "...la venue toujours explosive de Mademoiselle était annoncée"...
_"...je me planquais, elle me terrifiait, je n'avais pas l'allure exigée par les grandes maisons de couture de l'époque, et Mademoiselle Chanel, qui répétait toujours que l'élégance commence par les pieds, était beaucoup plus sévère que n'importe quelle impératrice du style. Or je rêvais d'enlever mes souliers pour sentir le contact du marbre qui dallait les grands couloirs de la maison, on dit show-room aujourd'hui, et de retirer mes bas qui tenaient avec des porte-jarretelles, on était avant l'invention des collants, pour courir jambes nues(...)"
_"...(une directrice ayant le double des clés) m'avait fait visiter en cachette l'appartement de Coco Chanel et ses fameux paravents de Coromandel (c'est une laque). On prenait de plus en plus de risques, comme celui en fin de journée de jouer à la cérémonie du thé dans son salon surpeuplé de bibelots (...) J'ai encore dans ma peau ma frayeur pétaradante et l'impassibilité de la mannequin, lorsqu'on a entendu le bruit de la porte d'entrée , tandis qu'on était de passage, deux boucles d'or" (allusion à la Curieuse qui entre et visite la maison aussi d'un autre ours).
"(...)au bout de six mois, j'en ai eu assez, je suis partie. Un ami est venu me chercher à la sortie de la maison Chanel avec Marc' O. Et ma vie a changé de direction."Extraits choisis (Beaucoup de ses souvenirs hors tournage sont aussi de vraies scènes de films. Je sais, c'est un cliché mais c'est comme ça; je me suis imaginé certaines scènes et souvenirs comme un film en soi) :
Si la procrastination était un royaume, j'en serais la reine, la reine d'un royaume au nom horrible." (p20)
"Je n'ai jamais répondu à Arnaud Despleschin. C'est bien trop tard pour le faire, son scénario s'appelait La Vie des morts, je l'avais reposé sur le bout de la table, où d'autres scénarios reposent, il m'avait écrit une très longue lettre."..."(...)très vite, j'ai perdu toute idée de carrière et définitivement après la mort de Pascale." (p21)"Tout ce que j'ai fait, c'était pour ma mère et ma fille. Je suis une actrice de groupe, j'ai adoré que mes meilleures amies soient actrices, comme l'était Bernadette Lafont,..." (p19)"Je m'en veux encore aujourd'hui d'être restée muette, quand Jean Eustache nous a donné, trois mois avant sa mort, à Jeanne Moreau et moi, trois pages de synopsis, pour un film qui aurait été la minuscule suite de La Maman et la Putain. L'une de nous aurait pris du Schoum et l'autre de l'Hépatoum, m'a rappelé un article d'Hervé Guibert dans le livre de recueil de ses textes. Il a peut-être inventé le nom de ces substances , en tout cas, je les avais oubliées. Le film aurait duré le temps d'une bobine de pellicule argentique. Mais je n'ai pas oublié ma culpabilité puisque je vis avec . C'est seulement après son suicide que j'ai pensé que porter un film aurait dévié la trajectoire de la balle qu'il s'est tirée, le 5 novembre 1981. Il aurait attendu de finir son film avant de se tuer, puis il aurait attendu encore, car un autre projet se serait intercalé entre la mort et lui, ne lui laissant aucun répit pour mourir." (p20) Schoum Hépatoum ne sont pas des noms inventés de substances: Bulle Ogier et Guibert m'auront ainsi rappelé une scène d' éclats de rire autour de ces mots, entre ma mère et sa jeune soeur, décédée."Je n'ai pas oublié non plus que c'est à l'American Center, dans un hôtel particulier du boulevard Raspail qui a été détruit et remplacé par la fondation Cartier, où il y avait un jardin, une piscine, Henry Miller qui conduisait ses deux filles à la piscine, Tinguely et Rauschenberg qui mettaient le bazar dans le jardin(...) Le président Kennedy venait de se faire assassiner dans l'ambiance veloutée d'une musique de salon, et j'étais assise sur un des fauteuils dans ce salon dansant. J'ai oublié que dans les caves de l'American Center, il y avait des élèves de Boulez qui battaient leurs percussions, mais justement parce qu'ils étaient dans des caves, le bruit des percussions a masqué celui des coups de feu et ils n'ont rien entendu." (p21)"Je n'ai pas oublié Madeleine Renaud qui avait mal partout avant de rentrer en scène, et moi qui avais sa taille et la tenais dans mes bras dans Savannah Bay, cette pièce que Marguerite Duras nous a offerte...(...) Elle me disait : "J'ai si peur ma petite chérie, si tu savais comme j'ai peur"(...) "Je n'avais plus la trac car j'étais trop douloureuse, enfoncée dans un chagrin sans nom pour le ressentir, travailler, continuer de jouer m'ont sauvé la vie, durant les années après la mort de Pascale, ce n'est pas vrai qu'on sort de la douleur, on la dissimule simplement mieux, ce qui exige un effort permanent." (p23)"J'ai oublié mon premier mariage , enceinte de six mois dans une très jolie robe blanche d'un grand couturier dont le nom m'échappe. Un ami qui voulait m'aider à faire de l'ordre dans mes placards l'a jetée dans une poubelle à vêtements et je me demande parfois dans quelle partie du globe elle a voyagé; quels rêves ou cauchemars elle recouvre, dans quelle soupente ou quel placard, elle est rangée ou roulée. Grâce à mon ventre, elle était assez ample pour napper une table et qu'o y découpe des serviettes et un dessus-de-lit en satin. C'est peut-être une autre fille qui la porte, elle aussi enceinte de six mois, et qui l'utilise comme tenue quotidienne puisque , depuis longtemps, attendre un enfant n'engendre plus de noces obligatoires. C'était une robe signée Jean Patou, le nom du couturier me revient, il pleuvait des cordes pour me pendre, et je pleurais sur ma vie déjà enterrée à peine éclose. C'était un mariage en grande pompe, dans un manoir, mon frère me tenait le bras.""Je partais avec Pascale retrouver William Blake, le peintre préromantique qu'elle aimait tant, et qu'on allait voir toutes les deux à la Tate Gallery chaque fois qu'on était à Londres, il l'a accompagnée de la préadolescence jusqu'à la fin de sa vie"."J'ai oublié combien je me suis tout de suite reconnue dans la phrase de Marguerite Duras: "Si j'avais le courage de ne rien faire, je ne ferais rien", et pourtant je ne sais jamais si ce courage me manque ou s'il me submerge, car j'ignore si je ne fais rien ou si je travaille, une actrice qui s'interdit de rêver n'existe pas. Je fais beaucoup de choses de mon lit. Je tombe dans un puits sans fond, aux parois lisses, sans aucune mousse pour me rattraper. je suis dans mon lit et je tombe, et il faut parfois beaucoup plus qu'une sonnette pour m'extraire de ce puits"."...j'ai eu un psychiatre très sympathique, presque trop sympathique, qui voulait toujours m'envoyer sa femme pour qu'elle range mes placards. C'est ce qu'elle aimait: ranger les placards chez elle et chez les autres, et elle tyrannisait son mari par cette aptitude jamais définitivement satisfaite. J'ai toujours refusé, les trois étagères que mes placards contiennent et mes archives dans les anciens bureaux de Jean Luc Godard et d'Anne Marie Mieville sont beaucoup trop intimes pour laisser quelqu'un d'extérieur à ma mémoire y mettre de l'ordre. (...)..."Puis (mon psychiatre) s'est séparé de sa femme rangeuse des placards des autres, il a attrapé une méningite , il a fait un burn out, il est parti à Soissons, il a dirigé un service psychiatrique, et il a disparu"."J'ai échappé à un autre psychiatre, celui de Luc Bondy et de beaucoup de mes amis, dont Pauline (Lafont?) qui vivait chez moi. Il avait une particularité, il était à la fois héroïnomane et cocaïnomane, et il est mort, laissant lui aussi ses patients tout à fait seuls". (p26)"...ma grande soeur qui s'appelle également Marie-France , et avec laquelle je n'ai pas grandi, on ne se ressemble pas du tout, elle mesure 1 m 82, elle a 82 ans, elle parait beaucoup plus jeune que son âge, elle est très blonde, et elle est toujours couverte de bijoux. C'est un clown ma soeur. Un clown qui a été mannequin chez Maggy Rouff, haute couture, (...) dont la griffe ressemblait , avec tous ses ff et gg, à des notes de musique, alors que j'ai seulement été petite main chez Chanel. Mais peut-être a-t-elle été modèle également pour Madeleine de Rauch (place de l'Alma)""J'ai toujours pensé que ma soeur avait peut-être hérité du gène des bijoux, puisqu'il se raconte que notre arrière grand père paternel concevait ceux de Joséphine de Beauharnais". (p30)"On est trois frères et soeurs qui avons chacun grandi dans des familles différentes, et j'ai été (...) la fille unique de ma mère, la seule avec laquelle elle a vécu, (...) j'ai toujours pensé qu'elle était la meilleure mère possible pour ma fille."J'ai oublié l'unique fois où j'ai rencontré mon père, à l'enterrement de mon frère ainé mais je n'en ai pas d'autre. Il m'a dit : "Bonjour, madame." Je lui ai répondu: "Bonjour, monsieur." (p31)
Mon père officiel, qui n'était sans doute pas mon père (...) a fait savoir par courrier recommandé avec accusé de réception qu'il refusait que je porte le nom de Thielland en tant qu'actrice. Peut-être que si j'avais fait le Conservatoire ou si j'avais été pensionnaire à la Comédie-Française, il en aurait tiré de la fierté et ne se serait pas manifesté. J'ai repris le nom de ma mère avec beaucoup de plaisir."
- "J'ai oublié combien de temps nous sommes restés en famille, dans la cave du manoir à Sainte-Suzanne, mais je me souviens très bien du balcon sur les Champs-Elysées , au niveau du magasin Vuitton aujourd'hui, où je regardais la liesse de la Libération de Paris et de ma mère , qui m'avait dit, "ne bouge pas , je reviens tout de suite". Elle s'était éclipsée pour aller danser toute la nuit, (...)."
- "J'ai oublié la grande toile blanche installée par le vicaire de Sainte-Suzanne dans le champ qui jouxtait le plan d'eau l'été...le premier cinéma de ma vie...le vicaire projetait Madame Miniver de William Wyler et Monsieur Vincent de Maurice Cloche, qui devait être une histoire de curé."
- "L'une des caves les plus essentielles de ma vie appartenait à Maurice Girodias, le fondateur de The Olympia Press () l'éditeur de Henry Miller et de Lolita de Nabokov, censuré toute sa vie et même après sa mort(...il) était fier d'avoir découvert, peut-être à l'aide de Boris Vian, une cave du XVIe siècle, qu'il avait transformée en minuscule salle de théâtre, avec une vraie scène conçue exprès pour Marc'O, car il avait été emballé par une représentation de sa pièce Le Printemps" (musique de Keith Humble)
- "J'ai oublié la configuration de La Grande Séverine, cette mini factory parisienne au moment où Andy Warhol développait la sienne à New-York. J'ai lu dans Une fille, le beau récit que Juliette Kahane consacre à son père Maurice Girodias (...) où des filles étaient bousculées, l'atmosphère parait glauque, alors que je me souviens d'un magnifique hôtel particulier sur plusieurs niveaux (...) l'étrangeté de chavirer à chaque étage de pays en pays , d'entreprendre des virées en Russie, au Brésil, à New-York, grâce à son restaurant, son cabaret, son club de jazz où se produisait toujours une excellente chanteuse de blues, la multitude des mondes contigus grâce à des passages secrets et invisibles m'évoque rétrospectivement l'univers de David Lynch"
- "Dans la cave, je retrouvais Marpessa Dawn, Elisabeth Wiener, Michèle Moretti, Pierre Clémenti, pour jouer Les Play Girls, l'histoire de quatre filles qui cherchent du travail, une pièce chantée et dansée que Marc'O avait écrite en s'inspirant de nos mots et maux"
- (Marpessa Dawn) "...tout le monde a oublié cette star mondiale adulée après qu'elle a été l'Eurydice d'Orfeu Negro de Marcel Camus, Palme d'or à Cannes et Oscar du meilleur film étranger, ce qui lui donnait une certaine stature. Elle est morte incognito, en toute discrétion, sans mention dans la presse et dans une certaine pauvreté à Paris(...) je pensais qu'elle était Brésilienne (...) j'ignorais qu'elle était née dans une ferme en Pennsylvanie et qu'elle avait été laborantine avant d'être chanteuse, danseuse et actrice."
"Je n'ai jamais oublié ma stupeur et mon ravissement quand (un des spectateurs) est monté entièrement nu sur le plateau du théâtre Edouard VII où l'on jouait Les Bargasses en 1965. L'homme (nu) était parmi nous , entre Jean Pierre Kalfon, Toto Bissainthe, Michèle Moretti et moi, une sculpture vivante sans sa feuille de vigne, on était sidérés qu'il réponde de manière aussi évidente à nos sollicitations, et dans notre sauvagerie, on lui a fait bon accueil, tandis que les spectateurs se partageaient entre effroi et délices."
"L'inconnu dévêtu était Daniel Pommereulle, le peintre dandy qui joue son propre rôle dans La Collectionneuse, ce film d'Eric Rohmer de la décennie soixante-dix, comme Les Nuits de la Pleine Lune sera celui des années quatre-vingt. Je ne sais pas ce qui arriverait aujourd'hui, si un homme nu montait sur le plateau d'un théâtre à l'italienne sur Les Grands Boulevards." (p44)
"Je n'ai jamais oublié ma honte quand Pierre Lazareff a convoqué des journalistes de la télévision pour nous aider, et que ce soir-là, ma partenaire Toto Bissainthe et moi, on était complètement décalées, on étirait le texte, on chantait comme des casseroles, et ce qui était censé être drôle se dilatait dans un ennui sans fond. Pas plus que de Marpessa, on ne se souvient de Toto Bissainthe, Haïtienne exilée jusqu'à la chute de dictateur Jean-Claude Duvalier, et qui fut la première à porter la culture de Haïti sur les scènes à Paris avec sa compagnie Griot.
"J'éprouve encore la culpabilité d'avoir massacré la chance qui s'abattait sur la troupe. Pourtant, c'est parce qu'une catastrophe bien plus gigantesque que la gloire éphémère d'un passage sur le petit écran nous anéantissait . Toto Bissainthe avait perdu le matin même son bébé étouffé dans son édredon. Et ensemble , nous avions noyé la tragédie dans l'alcool."
(à suivre)