Maxime Kamerer est un terrien membre du "Groupe de Recherches Libres", une unité de recherche exploratoire qui se rend sur des planètes afin d'y effectuer différents relevés scientifiques. Lorsqu'il arrive sur le lieu de sa nouvelle mission, et qu'il sort, sans enthousiasme, effectuer ses mesures, des autochtones détruisent son vaisseau spatial. Maxime, dès lors naufragé sur ce monde distant, n'a d'autre choix que de tenter de s'intégrer...
Et ce qu'il découvre ne manque pas de sel ! Une société qui sort à peine d'une guerre nucléaire et qui s'est reconstruite dans une admiration sans limite de ses chefs, les "Pères Inconnus". Le pays demeure en guerre, contre un état lointain qui fait peser une menace mal identifiée et diffuse... d'après les sources d'informations officielles bien sûr.
Maxime, qui découvre tout cela avec la candeur d'un enfant, parvient à se lier d'amitié avec un officier de la Garde, et s'engage à son tour dans ce corps armé. Il mettra un terme à sa coopération lorsque, comprenant la nature totalitaire du régime, il refusera d'exécuter certains ordres qu'il jugera amoraux et désertera... pour s'engager dans le maquis avec pour but rien de moins que de renverser le régime !
Je n'expose pas plus de détails d'intrigue afin de ne pas révéler de rebondissements clés qui gâcheraient le plaisir de la lecture à ceux qui n'auraient pas encore lu ce livre. Car il y a là un bon roman des deux frères. Certes, je n'ai pas éprouvé un plaisir aussi poignant qu'avec la lecture de Stalker, mais plusieurs problématiques posées dans l'île habitée méritent que l'on s'y attarde.
Tout d'abord, la plus évidente est bien celle de l'ingérence. Peut-on, et avec quelle légitimité, s'ingérer dans les affaires d'un monde extérieur afin d'améliorer le sort de ses habitants, en utilisant son référentiel à soi ?
Transposez le contexte de science-fiction dans un contexte terrien et changez "monde" par "pays". Maxime dira vers la fin du roman, en utilisant "globe" pour parler de planètes et "monde" pour parler de l'univers: "Et des globes de ce genre il en existe des quantités dans le monde; dans certains, on vit bien plus mal qu'ici et dans d'autres bien mieux qu'ici. Mais nulle part on ne vit plus bêtement...", et cela semble pour lui une raison suffisante pour justifier toute action d'ingérence. À méditer.
Une autre problématique forte peut être vue au travers des contraintes imposées par le régime: peut-on contraindre les gens au bonheur ? Et dans le roman, c'est par l'intermédiaire d'ondes radio que le régime manipule les états d'esprit de ses administrés, deux fois par jour. Le point est traité de façon très complète, aucun aspect n'est laissé au hasard. Les aspects techniques d'une part: sevrage, personnes immunisées, etc. Et les implications philosophiques, d'autre part, font l'objet de discussions entre les protagonistes du roman. Les personnages du roman sont d'ailleurs un point fort de l'œuvre. Souvent décrits avec justesse, leur variété permet de contraster avec la grande linéarité du roman. La seule exception est Maxime, le héros, qui est véritablement un super-héros: il vient d'un monde extérieur et est immunisé contre à-peu-près tout mauvais traitement, est bien plus intelligent, en sait beaucoup plus, etc. Je dois bien avouer que c'est un peu pénible par moment.
Et il y a enfin, des aspects politiques forts. Le roman offre la description d'un état totalitaire agonisant qui pourrait tout à fait être l'URSS. Comment parvenir alors à passer outre les mailles d'une censure pourtant encore très présente à l'époque de la publication de l'œuvre ? Les auteurs sont rusés, en prétendant parler de mondes imaginaires, lointains, de science fiction etc. Il échappait parfois aux censeurs que la science fiction est un vecteur de mise en abyme extrêmement puissant. Et une fois encore, dans la description très précise de l'État qui est fournie, on trouve un régime qui, pour que la population reste calme, joue sur deux vecteurs: la peur et la guerre. Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Vraiment rien ? Il va de soi que je fais référence aux nombreux auteurs qui ont décrit ces mécanismes à longueur de fictions, n'est-ce pas ? Plus sérieusement, difficile de ne pas voir là, étant données l'époque à laquelle le roman fut publié et son origine géographique, une véritable satire politique, qui malheureusement se transpose très bien aujourd'hui encore.
Au final, l'île habitée est un bon roman, aux thématiques sérieuses et abordant presque chaque aspect d'un régime totalitaire agonisant. Souvent décrit comme un classique de science fiction pour être l'un des premiers romans à analyser avec autant de recul la problématique de l'ingérence sur des mondes extérieurs, il trouvera sa place dans toute bibliothèque d'amateur éclairé. Je salue Denoël pour l'avoir réédité et m'avoir permis de mettre la main dessus. Et puisqu'il s'agit du premier volume d'une trilogie dite "Trilogie des Pèlerins" (ce qui explique peut-être la fin, véritable queue de poisson, mais parait-il que les tomes peuvent se lire indépendamment...), est-il prévu que Lunes d'Encre réédite les deux volumes suivants ? Ou bien faudra-t-il se rabattre sur le marché de l'occasion... En tout cas, remettre ces deux auteurs dans le fil de l'actualité m'a permis de découvrir leur œuvre et c'est un délice !