Verbaliser le cinéma est un art difficile. Il s’agit de coucher sur le papier une série d’émotions qui, souvent, se répondent, se parasitent, se phagocytent ou se renforcent. Il faut scruter sous la pellicule épaisse des évidences, débusquer les sens profonds de répliques a priori inoffensives, veiller aux éléments de décor et aux personnages secondaires, décrypter les sous-textes et les secondes intentions. Traduire un cinéaste en mots, c’est identifier les constantes de son œuvre, en comprendre les mécanismes internes, percer à jour ses éléments autobiographiques. Ainsi, Antoine Doinel n’est autre que le pendant fictif de François Truffaut. Alfred Hitchcock fut lui-même traumatisé par un policier durant son enfance. Et même Ed Wood, souvent présenté comme « le pire des réalisateurs », a transposé dans ses films des pans entiers de sa propre existence.
Pour Michel Ciment, l’exercice tient lieu de seconde nature. Des voyages, des rencontres, des hommages, des réflexions sur le métier de critique : quand on se penche sur son travail, dont une partie est condensée dans Une vie de cinéma, il est difficile de ne pas se laisser transporter par une passion communicative, une érudition rare et un sens de la formule nous rappelant que l’homme a une plume à la mesure de son œil. Directeur de la revue Positif, exégète de Stanley Kubrick et d’Elia Kazan, producteur de Projection privée sur France Culture, le journaliste et écrivain français promène le lecteur de figure en figure, de film en film, puis de controverse en controverse. Mais pas, toutefois, avant d’avoir dessiné les contours d’une industrie méconnue sur laquelle se portent nombre de fantasmes.
Datant de 1977, « À la découverte du cinéma soviétique, de Leningrad à Tachkent » est le premier texte présenté dans cet ouvrage volumineux. Michel Ciment y évoque la « précensure », l’évolution de la production du cinéma rouge, les différences d’échelle entre les industries des différents pays de l’URSS (cinq films par an en Kirghizie, mais une vraie vitalité en Géorgie), sans négliger l’influence des films occidentaux et de réalisateurs comme Kubrick, Altman, Coppola ou Forman. En matière de cinéma, le soviétisme semble avoir peu à faire valoir : les cinéclubs sont rares, les cinéphiles tout autant, et les budgets engagés dépendent d’obscures commissions. Pis, « si les studios de chaque République bénéficient d’une réelle autonomie, si des discussions libres peuvent intervenir entre conseils d’artistes et réalisateurs, c’est le ministère du Cinéma (Goskino) de Moscou, représenté d’autre part dans chaque État, qui donne l’ultime feu vert pour le tournage et décide de la distribution. »
Des entretiens au long cours
Dans les entretiens de la deuxième partie du livre, on trouvera notamment cette déclaration de Francis Ford Coppola : « Finalement, ils obtiennent ce qu’ils veulent, vraiment. Ils ont le monde qu’ils désirent, ils ont le film qu’ils désirent. J’ai été submergé par les demandes des distributeurs étrangers, qui exigeaient que je remette les explosions à la fin, je ne peux pas tous les combattre, qu’ils aient ce qu’ils veulent ! Je suis fatigué de voir chacun de mes films se transformer en expérience vitale… » Le réalisateur américain explique en effet qu’il dut renoncer à la fin initiale d’Apocalypse Now et s’aligner sur les exigences du public et des studios. Il explique aussi l’importance de la dualité dans son film, raconte avoir tourné plus de vingt heures de rushes pour la seule séquence des hélicoptères et livre quelques anecdotes passionnantes sur Marlon Brando, Harvey Keitel ou les conditions de tournage : « Parfois, au milieu d’une prise de vues, les pilotes disparaissaient avec leurs appareils pour une attaque contre les insurgés musulmans du Sud, puis ils revenaient ! »
Les interviews de trois nobélisés en littérature ne sont pas moins intéressantes. Harold Pinter parle du processus d’écriture d’un film, des rapports entre scénaristes et metteurs en scène ou de la caractérisation des personnages. Mario Vargas Llosa évoque la structuration du récit quand Imre Kertész fait de même avec la sensibilité historique du cinéma hongrois et l’ombre pesante de l’Holocauste. Plus loin, Serge Gainsbourg et Jeanne Moreau vanteront tous deux les mérites de Louis Malle. Le premier louera en outre le Shining de Stanley Kubrick et la seconde l’imitera avec le « génie » de l’« homme-orchestre » Orson Welles. L’interprète de « La Javanaise » s’épanchera sur la « conscience du temps » du film publicitaire, tandis que la comédienne reviendra sur le comportement odieux de Joseph Mankiewicz envers Elem Klimov dans un jury à Berlin.
Regards sur les films et leurs auteurs
Quand il se fait plus analytique, Michel Ciment décortique des films méconnus ou se penche sur des cinéastes dont le travail le fascine. Parmi ces derniers figure John Boorman, dont le journaliste retrace le passé de critique et de réalisateur de documentaires, avant de revenir sur ses qualités d’explorateur à triple dimension : géographique (il tourne partout dans le monde), historique (il prend langue avec le passé et notamment les grands noms de la littérature britannique tels que Conrad ou Kipling) et enfin artistique (il explore tous les genres du cinéma). Cette diversité s’applique également à Stephen Frears, au sujet duquel Michel Ciment note « une appréhension sans préjugés du présent et de son environnement », ainsi qu’une inspiration issue du théâtre anglais. Claude Miller, Mike Leigh, Joseph Losey, Alain Resnais ou Claude Sautet auront tous droits à leur « hommage » passionné et instructif.
Sur Roman Polanski, l’auteur écrit la chose suivante : « Espiègle et grave, moderne et classique, émotionnel et distant, précis dans sa préparation et capable d’improvisation, épris de réalisme mais hanté par l’imaginaire, mêlant souvent la comédie en surface avec la tragédie en profondeur, Roman Polanski est nourri de contradictions et si rebelle aux étiquettes qu’il n’a cessé de déconcerter. » Il rappelle les talents de « conteur-né » et de « grand directeur d’acteurs » de celui qui fut inspiré par Kurosawa, Lean, Welles ou Reed et par la Nouvelle Vague française. Il relève enfin l’aspect autobiographique de ses films (bien que souvent inavoué) et un certain mimétisme avec le théâtre de l’absurde de Beckett ou Pinter.
Le texte d’hommage sur Francesco Rosi, qui succède directement à sa mort, est à la fois juste et émouvant. « Il aurait pu être un grand journaliste, un économiste averti, un politicien dévoué à la cause publique, il avait simplement choisi d’être un cinéaste inventeur de formes et témoin de son temps. » Michel Ciment passe ensuite à Billy Wilder, son amour pour le « cinéma de papa » à la Clouzot et son refus obstiné de commenter son propre travail. Il explique pourquoi l’homme déconcerte les critiques et comment il passa de journaliste à danseur mondain pour finir dans l’entourage de Lubitsch et titulaire du plus beau cycle noir de l’histoire du cinéma. Il y a aussi cette déclaration rapportée, lumineuse : « Être scénariste, c’est préparer le lit où un couple va faire l’amour. »
Regards sur le métier de critique
Dans un texte, Michel Ciment revient longuement sur une controverse datée, qui opposa les défenseurs d’Une chambre en ville, de Jacques Demy, à ceux de L’As des as, de Gérard Oury. Le peu d’enthousiasme rencontré par le premier ulcéra certains critiques par ailleurs horrifiés par le succès du second. En filigrane, plusieurs questions émergent. Le public est-il grégaire et de mauvais goût ? En qualité de critique, faut-il intervenir, parfois avec des slogans creux, en faveur de tel ou tel film ? Est-il question de liberté de choix dans ce cas précis ? L’auteur y apporte des réponses pertinentes et mesurées, qui éclairent en sus le climat parfois délétère de l’époque.
Viennent ensuite des articles critiques sur… la critique. Cette dernière serait délaissée au profit du « rédactionnel ». Les anecdotes, les événements, le show-biz auraient définitivement pris le pas sur l’analyse des films et de leurs auteurs. Michel Ciment remarque par ailleurs que des émissions de qualité sont déprogrammées à la télévision, que les titres de presse spécialisés ont disparu les uns après les autres et rappelle que des réalisateurs comme Kurosawa, Buñuel, Antonioni, Wajda, Bergman ou von Trier n’auraient pas connu un tel succès sans l’appui légitime – et parfois à contre-courant – des critiques purs, ceux-là mêmes qui se trouvent désormais en voie de dépeuplement. Problème additionnel : en 1997, les critiques de métier, regroupés dans ce que Michel Ciment appelle un « triangle des Bermudes » (Cahiers du cinéma-Libération, Le Monde, Les Inrockuptibles), arborent selon lui une pensée unique, exprimée en quelques traits : rédacteurs interchangeables, passant d’une maison à l’autre ; unanimisme béat au sujet de certains films ou cinéastes ; jugements à l’emporte-pièce, notamment sur le cinéma anglais, selon des modalités initiées par François Truffaut.
Difficile évidemment de résumer pareil ouvrage, et encore plus de faire état de toutes les questions qu’il soulève. Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’Une vie de cinéma se montre à la fois dense, instructif et captivant. Et après tout, on ne lui en demande pas davantage.
Critique publiée sur Le Mag du Ciné