(Y a du spoil partout!)
Un roman d'amour ? Peut-être. Mais surtout un roman sur la finitude, sur l'inanité, le vide.
À mon sens, l'amour de Solal et d'Ariane sert d'illustration à l'ensemble de la pensée de Cohen dans Belle du seigneur. Passion portant en elle, dès les premières minutes de son existence, les germes de son échec, la relation entre les deux amants est caractéristique de l'inanité qui semble être la principale caractéristique de l'Homme et de la société.
Dès leur première danse, Solal comprend que c'est par la duperie (par les fameuses "babouineries") qu'il a séduit Ariane ; que de cette passion ne pourra résulter qu'un amour faux, figé, devant sans cesse se nourrir des artifices de la séduction pour perdurer. Cette lucidité - qui d'ailleurs ne le quittera jamais - est l'origine du malaise de Solal, de son incapacité à s'abreuver du bonheur qu'il pourrait vivre avec Ariane.
Elle, perdant peu à peu l'intérêt que le lecteur lui accordait grâce à ses soliloques aussi charmants qu'incohérents, sombre rapidement dans les pièges tendus par la passion. Dépourvue de la lucidité qu'a Solal, elle rejoue chaque jour, en comédienne, une parodie d'amour, une comédie pathétique où la perfection est de mise. Ne voyant pas la fausseté de son jeu, n'apercevant pas l'ennui de leur vie à deux, Ariane s'étonne tout en se nourrissant avidement des fureurs de son "aimé" qui deviennent les seuls moments où leur passion peut véritablement s'exprimer.
Et, si cet amour est si représentatif du vide inhérent à l'Homme, c'est dans la mesure où la fausseté qui l'habite traverse également l'ensemble des rapports sociaux qui sont admirablement décrits dans le roman. Ce dernier, en prenant appui sur le milieu diplomatique de la SDN des années 1930 et, plus généralement, sur la moyenne et grande bourgeoisie européenne, dépeint le pathétique et le ridicule liés à l'ambition de l'homme moyen, cherchant sans cesse à gagner quelques échelons sur l'échelle de l'ascension sociale.
"Aucun de ces mammifères habillés et à pouce opposable n'était à la recherche d'intelligence ou de tendresse. Tous étaient en ardente quête d'importances mesurées au nombre et à la qualité des relations". La messe est dite.
C'est par cette ironie dans la description des rapports humains que Belle du Seigneur échappe à la simple qualification de "roman d'amour" ; par sa précision dans la peinture de ce que l'humain a de plus bête, au sens animal du terme ; par l'attrait de l'homme pour les babouineries, pour les gorilleries, pour les parades nuptiales qui sont éminemment liées à toute relation humaine.
Pourtant, malgré son apparente ignominie, cette rupture avec le monde, avec l'hypocrisie du social, sera la cause de la descente aux enfers d'Ariane et Solal. "Il n'y a que les veinards sociaux pour aspirer à la solitude avec des airs supérieurs et idiots". Leur exclusion du social, conséquence de leur amour adultère, de l'antisémitisme de l'entre-deux guerre, les contraindra à vivre reclus, isolés dans un "paradis d'amour" assommant, où l'ennui se palliera à coup d'éther.
Et puis, il y aurait beaucoup d'autres choses à dire. Les discours sur la mort qui sont omniprésents ; la prosaïsation parfaite du réel que l'on retrouve si bien dans les dialogues et les descriptions de la famille Deaume ; la médiocrité finalement touchante d'Adrien et ses monologues ennuyants ; la mort d'Isolde, seule face au constat de sa vieillesse ; Mangeclous, sa mégalomanie et son exubérance ; les déambulations de Solal dans Paris ; sa consternation face aux murs qui mandent sa mort ; les bains d'Ariane ; les rires, parfois jaunes ; et les larmes aussi, parfois, mais jamais versées à cause d'une sentimentalité exacerbée qui serait malvenue ; la justesse d'un style qui s'adapte au grès des personnages ; en somme, l'ensemble des éléments nécessaires à la réalisation d'une grande oeuvre : la mise à nu de l'humain dans ce qu'il a de plus vrai.