Vous êtes-vous jamais demandé si, lorsqu'on est un philosophe qui fait de la mécanique ou, à plus forte raison, un mécanicien qui fait de la philosophie, le fruit d'une réflexion sur le sens et la valeur du travail sera plutôt huilée à la burette ou hydratée au jus de cerveau ? Moi, oui. Et Matthew B. Crawford m'a servi sa réponse sur un plateau.
Dans cet essai, dont l'intention est de "réhabiliter l'honneur des métiers manuels en tant qu'option professionnelle parfaitement légitime", il ambitionne de mettre en valeur la richesse cognitive du travail manuel et d'amener à comprendre pourquoi et en quoi le labeur a visée directement utilitaire peut être intellectuellement stimulant. Pour se faire, il s'inspire de son histoire personnelle d'universitaire bardé de diplômes, directeur d'un laboratoire d'idées sur les rapports de politique publique et scientifique, reconverti en mécanicien dans un atelier de réparation de motos. Cet ouvrage est donc le fruit d'une tentative d'appréhender de façon critique sa propre expérience du travail, du costume cravate à la salopette, des stylos à plume aux clés à molette.
"Il s'agissait pour moi d'essayer de comprendre les potentialités humaines latentes de mon activité quand le travail était un "bon" travail, et, quand il ne l'était pas, d'identifier les caractéristiques qui entraient ou mutilaient systématiquement ces potentialités."
Comme on le comprend aisément, s'interroger sur le sens du travail manuel, c'est en fait s'interroger sur la nature de l'être humain et sur celle de la rationalité ; c'est mettre en question les conditions de l'agir individuel, la dimension morale de la perception et l'idéal fuyant de la communauté.
"Pour comprendre de qu'est une manière d'être spécifiquement humaine, il faut comprendre l'interaction manuelle entre l'homme et le monde. Ce qui revient à poser les fondements d'une nouvelle anthropologie, susceptible d'éclairer nos expériences de l'agir humain. Son objectif serait d'analyser l'attrait du travail manuel sans tomber dans la nostalgie ou l'idéalisation romantique, mais en étant simplement capable de reconnaître les mérites des pratiques qui consistent a construire, à réparer et à entretenir les objets matériels en tant que facteurs d'épanouissement humain."
L'auteur ne cherche pas coûte que coûte à recommander la pratique du sport automobile ou à idéaliser les mains pleines de cambouis. Il invite plutôt à remonter "les traces de nos actions jusqu'à leur source". Celles-ci peuvent "instiller une certaine compréhension de la vie bonne", une compréhension difficile à exprimer de façon explicite : "Il revient au questionnement moral de la mettre en lumière" et cela nécessite probablement de posséder une veine rebelle, un certain degré d'abstraction ainsi qu'une capacité à échapper à toute responsabilité. En effet, alors que le travail intellectuel a une tendance à déresponsabiliser les individus et que le travail manuel rend les ouvriers dépendants d'une société de consommation, rien ne devrait empêcher chacun de mener une existence prolétarienne en col blanc, intellectuelle en col bleu.
Mais ça, c'est la théorie. Une théorie qui n'a, en soi, rien de révolutionnaire et à laquelle en est venu quiconque a un jour réfléchi au regard implacablement hiérarchique que pose la société sur les catégories sociaux-professionnelles. Surtout, c'est une théorie qui ne se vérifie sans doute que dans une quantité marginale de cas. Pour autant, même si cet essai prône une vision assez inapplicable, il est vertueux et prouve, en guise de réponse à la question soulevée dans l'introduction, que la fumée produite par un moteur peut ne pas être si différente de celle provoquée par un échauffement de la matière grise.
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