La lecture de ce livre fut pour moi d'une étrange familiarité.
Ce livre et moi n'avons en commun qu'un territoire, celui du jeu de rôle. Olivier Caïra se propose de et arrive fort bien à présenter l'activité rôliste "au ras de la table" selon l'expression très juste qu'il rapporte. Il m'a donc mis sous les yeux des choses que je connais fort bien: comment se déroule une partie, quelles difficultés de communication hyper-spécifiques elle pose, à quelles ressources à la fois précaires, encyclopédiques et pseudo-érudites elle fait appel. Je n'ai jamais ressenti cette gêne qu'on a bien dépeinte dans de nombreux films: un savant vous explique comment vous marchez, et cette activité vous devient impossible, étrangère. Ce n'est pas là que s'est nichée l'étrangeté, au contraire: Olivier Caïra m'a paru surligner des phrases que j'avais déjà lues sans y faire trop attention. Je donnerais qu'un exemple: le jeu de rôle est la seule activité pendant laquelle la confusion des niveaux de communication est telle que l'on peut jouer une situation de façon parodique, comme une blague référencée ("Je plante mon épée dans le rocher et je leur annonce que celui qui pourra la retirer sera roi. - Oui, et moi je fais tonner le ciel pendant ce temps. - Naaaaan, en fait, ce que je fais vraiment...") sans que cela pose de problème de cohérence, ou pendant laquelle on peut dire: "Puisque tu es dans le coma, tu peux aller chercher les pizzas.". Je suis bien content d'avoir été amené à réfléchir à tout ce que mobilise cette simple formule: "Que faîtes-vous?"
Non, ce dont je n'ai pas la moindre habitude, c'est l'attirail sociologique. Par chance, une partie de celui que l'auteur utilise emprunte aux sciences du langage, forêt familière. Certains passages, certains débats (comme la mise en cause des définitions les plus anciennes du jeu par Huizinga/Caillois), certaines notes de bas de page, m'ont paru d'un exotisme fou. C'était intéressant et rafraîchissant, mais mon incompétence jette tout de même un voile de doute sur ma compréhension, que je vais pudiquement garder si vous le voulez bien. J'ai tout de même vu que la sociologie allait bien plus loin que ce que j'imaginais, et aussi que la microsociologie - les trucs liés à l'école de Chicago et représentés régulièrement par Erving Goffman dans le livre - est un terrain très intéressant mais qui me paraît tout à fait casse-gueule.
Cette *Unheimlichkeit*ne doit pas masquer qu'il s'agit d'un fort bon livre qui, comme la conclusion l'indique, ouvre beaucoup de perspectives. Son ambition, modeste et démesurée, est de fournir un point de départ à une réflexion réelle sur le jeu de rôle en tant que pratique concrète, en tant que jeu de société spécifique, différent des autres jeux et des activités de "rôle" auxquels on le compare (exercices de management, théâtre d'improvisation, conte), mais aussi un point final aux discours qui investissent le jeu de rôle sans en parler directement: les fantasmes bien sûr (celui de l'immersion dans un univers fictif et de la confusion joueur/personnage est, je crois, combattu très efficacement), mais aussi les lectures symboliques (le jdr comme monde social de substitution, comme moyen de tester des masques, comme consécration de désirs de puissance...). Ces discours, pour être à nouveau tenus, devraient tenir compte, à leur tour, du "ras de la table" pour arrêter de dire n'importe quoi. Cette façon de faire, cette exigence méthodologique, est sans doute ce qui me plaît le plus.
Pour finir, sachez que le livre est très clair (CNRS éditions nonobstant) et qu'il a le bon goût d'adopter une mise en page très proche de celle des jdr des années 90-2000. L'auteur est rôliste, ne s'en cache pas et discute intelligemment de la proximité entre l'observateur et son objet: pouvait-il écrire sur une activité qu'il pratique, se servir de ses propres parties et donc de ses propres amis, tout en gardant la bonne distance pour en juger? Je crois qu'avant tout c'est la justesse permanente de son propos qui lui donne raison.