Kirinyaga n'est pas une utopie mièvre façon "Avatar" de Cameron, faite de bons sauvages et d'harmonie avec la nature. Il s'agit d'une société traditionnelle africaine, cruelle, psychorigide et obscurantiste : on tue les bébés nés dans le mauvais sens, on excise les femmes à la puberté, on jette les vieillards en pâture aux hyènes...
Cependant, je comprends la logique. Toute société se définit par certains axiomes : la liberté, l'égalité, la vérité, le progrès... Ici, cet axiome est la tradition. Le raisonnement est simple : si nous abandonnons la tradition, nous cessons par définition d'être des Kikuyus, et perdons notre identité. Cette logique est poussée jusqu'à l'extrême, au point de rejeter toute forme de progrès, même rudimentaire : un Kikuyu ne dois pas attacher de pointe en fer à sa lance, ne doit pas stocker d'eau, ne dois pas protéger son bétail avec des barrières d'épines... Cela peut sembler absurde, leur société découlant elle-même de progrès techniques antérieurs (l'utilisation de lances, la fabrication de récipients, l'élevage de bétail...). Mais tout cela est cohérent si on se souvient que l'axiome absolu est la tradition (et non le progrès, le bien-être ou la vérité - Koriba n'hésite d'ailleurs pas à mentir pour préserver la tradition). Tout le reste en découle, il n'y a pas à chercher au-delà. Koriba ne rejette pas la culture européenne parce qu'elle est "mauvaise", simplement parce que ce n'est pas la sienne. Pour lui, devenir un Masaï, un Wakamba ou un occidental du 22ième siècle sont des dégénérescences équivalentes.
Si cela semble choquant, dit comme ça, sachez cependant que tout ceci est remis en question à chaque chapitre du livre, dans des situations ambigues et difficiles à trancher - c'est ce qui en fait tout l'intérêt. Au final, je ne prendrai pas le parti de Koriba ou de ses adversaires, et me contenterai de préciser que ma culture (qui place le progrès au-dessus de la tradition) n'est "pas la sienne".
Les idées les plus intéressantes du livre, selon moi :
- Une utopie ne peut exister que tant qu'on se bat pour la défendre. Autrement, le temps impliquant la lutte et le changement, elle ne peut que se corrompre de l'intérieur.
- La connaissance peut être une source de souffrance inutile. Un Kikuyu peut accepter de mourir à quarante ans si c'est le lot que tous ceux qu'il connait. Cependant, s'il sait qu'un européen peut vivre un siècle grâce à sa médecine, cela lui sera moins facilement supportable.
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