Dans le mitan des années 1970, Romain Gary est aussi adulé que méprisé. Pour beaucoup, l’auteur des Racines du ciel (prix Goncourt 1956), est passé de mode. Lui-même traverse une profonde crise existentielle, comme s’il semblait vouloir se soustraire au poids d’une destinée exceptionnelle (sa biographie n’a rien à envier aux plus grands romans d’aventures), comme s’il tentait à tout prix de fuir son personnage. « J’étais menacé de moi-même à perpétuité… Recommencer, revivre, être un autre fut la grande tentation de mon existence », confiait alors l’auteur de La Promesse de l’aube. Cet autre, ce sera Emile Ajar, nom sous lequel il signe La Vie devant soi en 1975. Mais on n’échappe à son destin, et c’est sous ce pseudonyme que Gary/Ajar transgressera la sacro-sainte règle de l’Académie Goncourt, selon laquelle un même auteur ne peut être distingué deux fois. Jusqu’à sa mort, Gary tint secret ce fait d’armes. Et ce, même lorsqu’un critique littéraire peu inspiré et souhaitant le ridiculiser lui assène : « Ajar, c’est quand même un autre talent ». Manqué.
Mais revenons au livre. La Vie devant soi est une histoire d’amour pas commune, entre Momo, jeune garçon arabe et Madame Rosa, une très vieille femme juive et obèse. Madame Rosa est une survivante des camps, encore traumatisée par le souvenir du nazisme et persuadée qu’un nouveau Vel d’Hiv est inéluctable. Cette ancienne prostituée a ouvert une pension pour recueillir tous les « gosses qui sont nés de travers », tous les enfants de putains que l’Assistance publique pourrait réclamer ou que des « proxynètes » pourraient abîmer. Dans ce joyeux bazar de mômes venus d’on ne sait où, de tous âges et de toutes origines, pour lesquels madame Rosa ne touche pas toujours l’argent qu’elle devrait, il y a Momo, son préféré. Celui à qui elle fait croire, notamment, qu’il a 10 ans et non 14, pour le garder un peu plus longtemps. Momo est timide mais déborde d’amour pour cette mère adoptive. Philosophe, c’est lui qui nous narre son quotidien, fait de prostitution, de misère, d’abandon, de drogue et, évidemment, de la mort, avec ses mots d’enfant et sa syntaxe approximative, ses tours de passe-passe langagiers qui nous arrachent des sourires malgré les atrocités. Car très vite, on réalise que l’histoire n’a rien d’idyllique, que le malheur est partout et prend de plus en plus de place. Mais Momo est tout à la fois innocent et courageux, et surmonte les épreuves en gardant un cœur pur et une imagination sans limite.
Dans ce quotidien se croisent aussi madame Lola, travesti africain ex-champion de boxe ; monsieur Hamil, vieil arabe aveugle qui attend la mort avec toute la sagesse du monde ; les voisins et les copains des différentes tribus africaines, qui porteront madame Rosa jusqu’au sixième étage de son appartement, quand le surpoids et la démence « détérioreront » trop la vieille femme. En bref, une tribu bigarrée, où la dureté de la vie n’empêche ni le rêve, ni la solidarité. Le tout fait de La Vie devant soi un roman extrêmement touchant, où l’horreur et la candeur se font face, et qui ne peut laisser personne indifférent.