On ne se rend peut-être pas bien compte de la révolution qu'a été l'écriture de Raymond Chandler dans la littérature sinon elle-même du moins en son volet policier. Il serait même tentant de lire Le grand sommeil avec un peu de dédain, voire même avec ennui, et il est vrai que le roman noir étant un genre fourmillant, il paraît à côté de tout ce qui a été écrit légèrement fade et simpliste. Pourtant, Raymond Chandler est peut-être l'auteur qui a fondé avec quelques autres le genre du roman noir. J'en veux pour preuve les stéréotypes qu'il a introduit dans l'imaginaire collectif : celui des détectives privés aux chapeaux se mouvant dans des atmosphères enfumées et sombres, en noir et blanc, mêlant crime organisé, milieu légal et meurtres sauvages, le tout parsemé de répliques cyniques et bien senties qui font aujourd'hui pouffer dans le genre de la parodie et qui pourtant, sont à prendre réellement au sérieux dans le contexte de l'époque. Traditionnellement, le roman policier n'était pas un outil de critique de la société, comme l'est devenu le roman noir ou le roman policier suédois, mais un instrument de légitimation des sociétés bourgeoises : dans une optique de divertissement, se déroulant dans un seul espace-temps bien délimité, faisant l'éloge de la raison et des petites cellules grises, il faisait s'affronter des policiers "gentils", honnêtes et exemplaires avec des êtres profondément mauvais et machiavéliques.
A cet égard, le roman noir a été une triple révolution. D'abord, il déstructure le roman en l'étirant dans le temps sans réellement donner au départ des éléments permettant au lecteur avisé de deviner le résultat de l'intrigue tout en se recentrant sur la figure du policier, son histoire et sa démarche. Ensuite, le roman noir efface la différence entre le bien et le mal. Il n'y a plus aucune étanchéité entre les milieux légaux et les milieux illégaux, tout se valant et le vice se trouvant autant du côté des autorités, des victimes que de celui des auteurs. D'ailleurs, ce nouveau genre dépeint radicalement une société protestante et calviniste où tout, absolument tout, est corrompu et dans laquelle la lueur rédemptrice est souvent imparfaitement défendue par un héros brisé et désabusé. Pour finir, et c'est une extension de ce qui a été dit précédemment, il a pour finalité non plus l'individu mais bien la société dans son entièreté ainsi que son système de valeur. Cette nouvelle profession de foi est clairement décrite par Chandler lorsqu'il met dans la bouche d'un policier ce passage édifiant : *Je suis un flic, dit-il. Un flic tout ce qu'il y a d'ordinaire. Raisonnablement honnête. Aussi honnête qu'on peut espérer pour un homme vivant dans un monde où ce n'est plus de mise. C'est la principale des raisons pour lesquelles je vous ai demandé de venir ce matin. Je voudrais que vous en soyez convaincu. Etant un flic, je préfère que la loi triomphe. J'aimerais voir de belles canailles bien habillées comme Eddy Mars s'abîmer les ongles dans les carrières de cailloux à Folsom, côte à côte avec les petits minables des faubourgs sous-alimentés qui se sont fait poirer à leur premier casse et n'ont jamais eu de chance depuis. C'est ça que je voudrais. Vous et moi, nous avons vécu assez longtemps pour savoir que jamais je ne verrai ce jour-là. Ni dans cette ville, ni dans une ville moitié moins grande, ni dans le moindre recoin des florissants, vastes et verdoyants Etats-Unis d'Amérique. Nous ne dirigeons pas notre pays de cette façon là.