Le conquérant romain Lucullus, qui, en plus d'être le gastronome averti dont la postérité a retenu le raffinement, a mené une guerre victorieuse en Orient contre Mithridate VI, roi du Pont (71 avant Jésus-Christ), vient de mourir. Sa gloire militaire lui vaut à Rome des obsèques en grande pompe, en particulier d’être accompagné dans le cortège funéraire par une frise sculptée illustrant ses exploits.

Mais, comme le veut une tradition solidement établie depuis les Egyptiens jusqu’aux NDE à la mode, on ne passe pas comme ça dans le royaume des morts, et Lucullus est jugé par un tribunal de défunts. L’ennui pour lui, c’est que les valeurs morales en vigueur dans ce tribunal n’ont guère de rapport avec la valorisation des qualités militaires et impérialistes si considérables dans la Rome républicaine. Seule alternative possible : entrer dans le royaume des morts, ou être destiné au néant.

Le moraliste Brecht transmet aux spectateurs son point de vue par l’intermédiaire des juges d’outre-tombe : la gloire militaire de Lucullus ne vaut rien ; l’idéologie militariste et impérialiste ne conduit qu’à massacrer de pauvres gens, aussi bien parmi les populations soumises, que parmi les soldats romains, arrachés sans façon à leur famille et à d’autres tâches utiles pour aller se faire tuer au combat ; l’or conquis ne sert à rien dans l’au-delà ; les esclaves obtenus par la conquête, dont la condition misérable est si proche de celle des défunts, sont accueillis avec sympathie dans l’au-delà. Le seul point positif que les juges trouvent aux actes de Lucullus est d’avoir ramené à Rome un cerisier qui produit un fruit succulent, mais que valent les plaisirs gastronomiques dans l’au-delà ?

Comme prévisible, Brecht met en scène de manière ostensible des héros « positifs », de simples gens du peuple (paysan, maître d’école, boulanger, marchande de poisson, courtisane...) qui ont tous de bonnes raisons de pointer en quoi le comportement de Lucullus est négatif et a causé de souffrances. Jusqu’aux esclaves raflés dans les rangs de l’ennemi, et dont le travail gratuit ruine le cordonnier local : Brecht n’oublie pas les règles du capitalisme libéral, même dans l’au-delà !

Ecrite dans une langue forte, poétique et rythmée, cette pièce s’impose par sa beauté formelle, les astuces de mise en scène (les personnages de la frise sculptée se détachent de la frise pour venir témoigner contre Lucullus), et le réalisme des détails, par exemple la distanciation en vigueur dans le royaume des morts par rapport aux normes des vivants : ainsi, Lucullus y est appelé « Lakallès », comme les faisaient les rustres à Rome. Quant au message antimilitariste de Brecht, récurrent depuis « Tambours dans la Nuit », il surprend moins, mais donne argument à l’étrange absence d’Alexandre le Grand du royaume des morts : en tant que conquérant, il n’a pas été jugé digne d’y entrer...
khorsabad
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le 20 août 2014

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