Ne dites pas : « Je ne boirai jamais de ton eau »

Sans être de ceux qui auraient voulu faire subir à Marcel Duchamp ce qu’on fait généralement quand on se trouve devant l’une des innombrables répliques de Fontaine qui se trouvent dans la plupart des lieux accueillant du public – lui pisser dessus, voilà –, je ne lui tresserai pas non plus une couronne de lauriers. Disons que son œuvre me semble être à l’art contemporain ce que la musique de Led Zeppelin est au hard-rock : quelque chose d’intéressant sur le coup, qu’on se doit de connaître pour peu qu’on s’intéresse au sujet, mais aussi de si mal compris, de si mal exécuté par toute une palanquée d’exploiteurs plus ou moins bien intentionnés, que non seulement leur réputation les a dépassés, mais que cette réputation se confond avec celle de leurs suiveurs.
Ceci étant dit, ce Processus créatif n’a pas révolutionné l’idée que je me faisais de Duchamp, en particulier sur un point : c’est pauvre. À la fois en volume, six pages, et en contenu. Ainsi y apprend-on qu’« un mauvais art est quand même de l’art comme une mauvaise émotion est encore une émotion » (p. 11 dans le volume des Éditions de l’Échoppe), ce que n’importe quel lycéen se prenant pour un Artiste comprend lorsqu’il prend un peu de plomb dans la tête.
De même, explique Duchamp, « cette vue n’aura pas l’approbation de nombreux artistes qui refusent ce rôle mediumnique et insistent sur la validité de leur pleine conscience pendant l’acte de création – et cependant l’histoire de l’art, à maintes reprises, a basé les vertus d’une œuvre sur des considérations complètement indépendantes des explications rationnelles de l’artiste » (p. 8-9). Je passe sur l’idée d’artiste inspiré / inconscient / médium, à propos de laquelle l’auteur a au moins l’honnêteté de rappeler implicitement qu’elle resurgit à intervalles réguliers dans l’histoire de tous les arts depuis au moins Homère. Non, ce qui me gêne le plus, c’est que le rôle de Duchamp est tout sauf « mediumnique ». Je crois même que c’est précisément à partir de lui qu’apparaissent dans l’art des œuvres entièrement dépendantes des « explications rationnelles de l’artiste » – lesquelles, dans la pratique, s’avèrent généralement ou pauvres, ou absconses, ou les deux – et que ce n’est sans doute pas ce qu’il a fait de mieux.
Soit Duchamp se contredit, soit il se fout de nous. Soit les deux.
Je pourrais trouver une conclusion à cette critique pour qu’on puisse croire qu’elle est construite, mais là j’ai vraiment envie de pisser.


P.S. d’après-pipi : je ne dresse aucun parallèle entre Led Zeppelin et Duchamp : l’intérêt presque inexistant porté à la technique chez celui-ci, le poids marqué de la tradition chez ceux-là (le hard-rock n’est peut-être que du blues joué très fort et avec des solos partout), suffisent à invalider un tel parallèle. Je dis juste que les relations entre Led Zep et le hard-rock d’une part, entre Duchamp et l’art contemporain de l’autre sont comparables. L’œuvre du second ne se réduit pas à Fontaine, comme celle des premiers ne se résume pas au hard-rock. (Je soutiendrai toujours que les meilleurs morceaux de Led Zeppelin sont des ballades : « Going to California » ou « Bron-Y-Aur Stomp », par exemple.)

Alcofribas
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le 9 juil. 2018

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