Toute la nostalgie du grand Ernest
Douze nouvelles au total dans ce recueil. Plutôt que de m'attarder sur "Les neiges du Kilimandjaro", qui est tout de même l'essence même amorçant le reste du bouquin, je préfère vanter tout le génie d'Hemingway.
Sans chute véritable, sans scénario conducteur, sans personnage profondément décrit, l'auteur semble envoyer ses nouvelles à l'arrachée, comme s'il les avait extraites de romans en cours d'écriture. Chacune d'entre elles paraît incomplète, sans but, des morceaux de vie sélectionnés au hasard pour frustrer un lecteur qui s'attend à du concret.
Mais Hemingway ne se foule ici pas à une tare du genre romanesque. Non pas brouillonnes, ses nouvelles se présentent plutôt telles des esquisses littéraires. Le mot n'a pas grande importance ici, le descriptif non plus ; c'est l'atmosphère qui s'impose, l'ambiance dérangée qu'il a désiré faire ressortir de manière intime.
La couverture du livre par Gilbert Raffin est choisie tout à fait correctement : on y voit un vieil homme perdu dans sa paperasse, à écrire nonchalamment, une montagne perdue en paysage derrière lui (le Kilimandjaro ?). On y perçoit un chiaroscuro au plafond, montrant la diversité des nouvelles du recueil : entre bar peu éclairé puant la cigarette froide, nature africaine sauvage & ensoleillée, & perdition de l'homme dans son chez-soi.
Empreinte de nostalgie, chaque histoire semble être retirée de la fresque qui a constitué la vie de l'auteur : & pourtant, tout cela est bel & bien fictif. Mais l'ambiance est tellement propre à Hemingway qu'on pourrait se méprendre : on retrouve le sexisme ouvert, la passion pour les activités viriles, & tous les effluves perçus par un gentleman en devoir. On s'enfonce suffisamment dans son écriture pour se surprendre à apprécier des horreurs telles que la chasse au lion ou la corrida. Des thèmes comme la mort, l'adultère, le sexe, la lassitude existentielle, l'ennui y sont récurrents : & pourtant, les personnages pallient à tout cela grâce à de purs artifices de la vie courante : alcool, cigare, chasse, pêche, famille, etc.
Objectivement, ces nouvelles sont optionnelles. Ce ne sont pas des écrits majeurs de l'oeuvre d'Hemingway, mais elles valent le détour, lors d'un après-midi d'ennui profond (avec l'album "Ces Gens-là", de Jacques Brel, ou un peu de Tindersticks, c'est encore plus facile à avaler). Elles nous en disent un peu plus sur le personnage solitaire qu'est l'auteur, & s'offrent sans trop de prétention à tout lecteur. Un petit "Grand Cru".