Normal People
7.4
Normal People

livre de Sally Rooney (2018)

Se tenir devant chez soi, entrevoir l'autre depuis son perron. Camper sur sa position.

Comment exprimer l'immense décalage entre ce qu'on me dit de ce roman et ce que je ressens à sa lecture...


Je suis partie du principe, comme avec toute œuvre de fiction, que ce qui me dérange et m'horripile est peut-être volontaire. Que si je ne comprends pas c'est qu'on veut me dérouter. Que la lecture est parfois plus expérimentale qu'intellectuelle, que l'esthétique sert un propos qui dépasse l'appréciation subjective de la beauté...


Mon étonnement vis-à-vis de ce livre a commencé le jour où j'ai pris mes pieds, traversé deux ponts et me suis retrouvée perdue à chercher Normal People de Sally Rooney dans une somptueuse librairie anglaise du quartier latin. Je m'attendais à un petit livre de poche, une édition passe partout et je me suis retrouvée avec dans les mains le best-seller corail le plus loué de ces dernières années (sans déconner, pour 260 pages, une double couverture d'éloges qui se poursuit sur la première page papier). Là j'ai commencé à flancher. Est-ce que je veux vraiment le lire, l'acheter ? Est-ce que des louanges aussi dithyrambiques peuvent seulement être authentiques ? Qu'est-ce qui explique ce phénomène social ? Voilà en trois interrogations toute mon ambivalence vis-à-vis de Normal People. Je suis en un mot fascinée par mon incapacité à entrer dans cette fiction.


Ma critique se fonde plus sur la forme que sur le fond.


Je réalise que je n'ai surligné de ce texte que les trop rares commentaires sur la psychologie des personnages. D'un coup on a un élément d'explicitation, perdu au milieu de remarques mornes et sans intérêt sur ce que les personnages imaginent qu'on pourrait interpréter de leur supposée expression faciale d'un moment T. Et cet instant réflexif que rien n'amène, perdu encore une fois au milieu des phrases mornes et sans intérêt des pensées des personnages, cette irruption au sein de la focalisation interne semble être au final un coup de génie. N'est-il pas vrai que sans aide, sans savoir objectif sur notre psychologie (nos blessures, nos traumatismes, nos peurs enfouies), nous sommes coincées dans notre matrice de représentations, enserrées dans nos pensées parasites, ridiculeusement petites, absurdes, pleines d'atavismes...? N'est-il pas vrai que la reproduction sociale et familiale, que l'effet terrible du traumatisme qu'on rejoue inconsciemment, que les rapports de domination de classe et de genre nous rendent tyranniques les unes pour les autres et surtout pour soi ? N'est-il pas vrai que la souffrance nous empêche de réfléchir, que la peur est une chape de plomb qui empêche l'extériorisation de nos émotions ? Et qu'on ne découvre alors que par hasard et très sporadiquement une clef quant à notre sentiment de ne pas appartenir au monde, d'être démesurément seule et sans alliée ?
Bref, pour faire simple, je pense que l'ennui inhérent au texte, l'écriture si plate, aseptisée et la grande majorité du temps sans intérêt (pas une image, pas une métaphore, pas une exagération, pas un euphémisme...) mime à la perfection, retranscrit avec brio, l'étroitesse et la grisaille d'un individu démuni vis-à-vis de son fonctionnement, de ses failles, de son sentiment de vacuité... Ecriture délibérément sans style ou plutôt sans effet...


Je préconise en toute humilité de parapher ce roman, non d'une liste aberrante de louanges dans l'air du temps, mais d'un petit dossier d'étude sur le propos de l'autrice (une préface peut-être). La lecture marxiste que j'ai lue dans d'autres critiques, ses intentions, ses choix d'écriture. J'ai l'impression qu'on nous refait le coup de l'Etranger de Camus, qu'on nous propose une expérience stylistique qui vient explorer un état d'être antipathique tout en présentant la chose non comme une expérimentation engagée et extrême mais comme une romance débile entre deux atrophiées de la communication. (Je précise que L'Etranger n'a jamais été présenté comme une romance mais qu'il me semble que l'antipathie de l'écriture et du personnage sont comparables à ceux de Sally Rooney).


Il faut être choquée par ce livre, interloquée par la facilité avec laquelle les projections des personnages et leurs paroles se confondent. Il faut noter l'absence de tiret (id est de distinction) entre ce qui est pensé et ce qui est entendu. Tout pour une personne inconsciente d'elle-même relève du biais, de l'interprétation, du retrait. Les deux personnages de Marianne et Connell sont des archétypes de la blessure du rejet. Ielles comprennent toujours ce qui les fortifie dans leur croyance de ne pas pouvoir être aimée. Appartenir, faire confiance, se dire, s'accepter... Tout cela en effet est hors de portée d'une personne expérimentant le rejet.


Ce n'est donc pas le fait qu'on fasse à grands cris l'apologie de ce roman à succès qui a coincé pour moi, mais le décalage entre le marketing et le produit. La quatrième de couverture me semble mentir : non, ce n'est pas une histoire d'amour, d'amitié et de fascination entre deux individus que -ou la la !- tout oppose. C'est un histoire de perversion, d'auto-répression, de névrose sentimentale. On méprise des personnages qui se détestent, qui doutent sans cesse d'eux-mêmes et retombent dans leur isolement.


Petit aparté sur l'adaptation en série : la série m'apparait comme plus cohérente parce qu'elle gomme certains des aspects les plus problématiques mis en mots par le roman. Moins complexe, plus saine, plus bankable. Connell y apparaît comme un homme parfait ayant commis une erreur de jeunesse en dissimulant sa relation avec Marianne au lycée. Mais comme un homme parfait qui sauvera Marianne en lui montrant qu'on peut l'aimer et la respecter anyway.
Le livre nous rappelle au contraire à intervalle irrégulier qu'il sent sa domination sur Marianne, ce qui tout à coup rend la lecture insupportable, les personnages bloqués dans leurs traumas à jamais. Je crois qu'il n'y a pas plus pessimiste comme roman psychologique qui ne dit pas son nom. Pas plus désespérant. La couverture rose corail est décidément à proscrire lors des prochaines éditions (oui, je suis conseillère éditoriale à mes heures perdues).
Le fait que les personnages soient particulièrement empreints de mutisme et décris à travers leurs micros faits et gestes me fait préférer la série qui transforme cette extériorité focale du texte qui nous rend spectatrice retranchée à la périphérie des personnages en une plastique sensuelle, sensible et touchante. La vulnérabilité se capture à fleur de peau et Connell en est particulièrement magnifié (je dis pas ça parce que j'ai un crush sur Paul Mescal, mais plutôt pour le justifier !). La série rend compte d'une communication en dehors des mots là où le roman montre la dépression des corps écrasés par des émotions qui ne parviennent pas à être énoncées.


Ca nous fait un roman marqué d'une volontaire atrophie et une série magnifiquement incarnée.

Cilestre
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le 6 mars 2022

Critique lue 214 fois

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Cilestre

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