Voilà une série HBO qui est sans doute un des événements de l’année, avec son ambiance apocalyptique, ses flammes, ses milliers de morts, ses enjeux politiques, etc. Mais ici, pas de dragons ni de trônes, seulement une mort invisible qui consume plus ou moins lentement ses victimes.
Les qualités de la série s’imposent dès les premières scènes.
Il y a d’abord la reconstitution. Par la photographie grisâtre, par les moindres petits détails, par le jeu des acteurs, nous sommes plongés littéralement dans l’URSS des années 80. C’est tellement bien soigné que l’emploi de la langue anglaise ne gêne absolument pas.
Cette reconstitution n’est pas seulement une affaire d’accessoires. La politique soviétique est également parfaitement reconstruite, avec son culte du secret et son aveuglement idéologique qui l’entraîne à nier l’évidence. D’emblée, Chernobyl s’impose comme la tragédie d’un peuple, un drame filmé à échelle humaine, mais aussi le symbole d’une URSS en pleine déliquescence. Chernobyl, c’est le drame d’un pays qui meurt écrasé par une bureaucratie titanesque, qui elle-même ne peut exister que par ses dogmes et son idéologie (a-t-elle vraiment changé ?). Or, l’idéologie dominante consiste à dire que l’industrie nucléaire soviétique est infaillible. Ergo, le cœur du réacteur n’a pas pu éclater, puisque les autorités ont dit que c’était impossible. Et si un homme, tout ingénieur nucléaire qu’il soit, ose affirmer avoir vu le contraire de ses propres yeux et au détriment de sa santé, et bien cet homme est soit trop fatigué pour savoir ce qu’il dit, soit animé de mauvaises intentions envers le noble état soviétique. Même les compteurs, lorsqu’ils démontrent un taux de radiations dangereux, se trompent forcément : c’est du mauvais matériel, comprenez-vous…
La catastrophe montre à quel point le pays s’est effondré d’abord et avant tout à cause de son propre fonctionnement interne. Un rapport de 1975 montre que ce type de centrale peut avoir des réactions incontrôlables ? Qu’importe, on fait disparaître le rapport (et son auteur ?) et ainsi, on fait disparaître le problème. Gorbatchev lui-même est montré comme plus soucieux de l’image du pays envers l’étranger que de la sécurité de sa population. Ce n’est que parce que des Suédois ont relevé des taux de radiation anormalement élevé que la vérité n’a plus pu être cachée. Et ce n’est que parce que les médias occidentaux ont tourné leurs caméras vers la centrale Vladimir I. Lenine et son trou béant que le pouvoir central s’est enfin décidé à évacuer les villes alentours.
Dans la scène d’ouverture, Legassov (formidable Jared Harris, impeccable, sobre et intense, tout comme la série dans son ensemble), dans ses fameux enregistrements, pose la question de la responsabilité. Bien entendu, un responsable a été désigné, en l’occurrence Anatoli Diatlov, l’ingénieur en chef de la centrale ; il a pris dix ans de prison, en a effectué cinq, et puis… justice est faite ? (là aussi, est-ce que ça se passerait différemment chez nous de nos jours ?)
(dans ce sens, il faut bien entendu mentionner l’ironie sombre ou le cynisme dégueulasse de ce drapeau rouge hissé sur la fameuse cheminée, comme si une victoire avait été menée par l’Union Soviétique là où elle n’est que responsable de milliers de morts ; en tout cas, ce drapeau rouge plane sur la centrale comme pour dire fièrement "c'est moi qui ai fait ça !")
Une des qualités remarquables de cette série est qu’elle fait confiance à l’intelligence de ses spectateurs (c’est tellement rare, des programmes qui ne nous prennent pas pour des cons). Du coup, on ne nous épargne pas des explications scientifiques parfois ardues ais nécessaires. Et aussi on ne nous apporte pas de réponses toutes prêtes aux problèmes posés par la catastrophe.
L’autre qualité flagrante qui apparaît dès les premières minutes et ne se démentira pas de toute la série, c’est son refus du sensationnalisme. L’explosion est vue de loin, depuis un appartement de la ville voisine de Pripiat. Pas d’effets grandiloquents, pas de musique catastrophiste, pas de volonté d’en mettre plein la vue. Cette sobriété durera pendant toutes les cinq heures de la série, et son efficacité est terrible. Parce que finalement, cette volonté d’éviter le spectaculaire nous place au plus proche des personnages. C’est bien là le but premier de la série : montrer la catastrophe humaine, les conséquences humaines de la tragédie. Tout replacer sur un point de vue humain. Transformer la catastrophe en un spectacle aurait irrémédiablement détourné le centre d’intérêt.
Cette sobriété rend le drame d’autant plus intense. Et Chernobyl est d’une terrifiante intensité. La réalisation parvient à rendre palpable cette menace invisible de l’irradiation. Chaque fois qu’un personnage s’approche de la centrale, chaque fois qu’un pompier, un mineur, un ingénieur ou un soldat risque sa vie en marchant dans l’eau contaminée ou en rejetant des débris radioactifs, on sent en nous-mêmes la brûlure mortelle. La réalisation parvient à trouver un équilibre idéal entre ce qu’il faut montrer et ce qu’il faut suggérer : on voit deux ou trois hommes pourrir sur leur lit d’hôpital, les maquillages sont superbes (enfin, il sont horribles, donc réussis), mais la réalisation n’insiste pas plus qu’il n’en faut. En gros, montrer qu’il y a un danger, dire en quoi il consiste réellement (d’où cette scène où Legassov explique dans le détail ce qu’une irradiation produit dans le corps humain) pour pouvoir mieux se concentrer sur le destin des personnes qui se sont sacrifiées (ou qui ont été sacrifiées) en affrontant ce danger.
Cela donne des scènes d’une extrême tension, à la limite de l’insupportable : un ingénieur obligé par sa hiérarchie à se pencher par-dessus le réacteur béant, quelques heures après l’explosion, pour vérifier qu’il y a bien un trou ; trois employés de la centrale qui acceptent, en pleine connaissance de cause, d’aller s’immerger dans de l’eau fortement radioactive pour empêcher une seconde explosion ; les soldats réquisitionnés pour aller jeter des débris…
C’est la permanence de cette menace invisible mais terrifiante qui donne à la série ses scènes les plus insoutenables. Clairement, on a ici l’un des meilleurs films d’horreur de ces dernières années, dans le sens que le spectateur peut ressentir en lui l’épouvante nucléaire. Terrifiant aussi, et justement, parce que tout est vrai, sobre et efficace.
De fait, le travail de documentation est extraordinaire. Les acteurs sont exceptionnels. Et on pourrait multiplier les superlatifs pendant longtemps. Les quelques défauts de narration qui surgissent de temps à autres sont mineurs comparés à l’excellence de l’ensemble. A la fois réflexion politique, description d’une tragédie, hommage aux victimes, Chernobyl est ce qui pouvait s’imaginer de mieux sur un tel sujet.