Digressions (totalement gratuites et aucun spoil)
En dépit des commentaires dithyrambiques sur cette superbe série, je voudrais souligner la difficulté que rencontre de plus en plus la version vidéo à respecter la contrainte narrative imposée par Martin, sublimée dans les bouquins. Je m'explique.
LES PERSONNAGES-NARRATEURS
Le système narratif du "tour par tour", dans le livre, est meilleur. Il intègre le lecteur de telle manière qu'il évolue dans l'intimité des stratégies et des positionnements, affectifs et tactiques, de chacun des personnages.
Il n'y a pas de super narrateur qui structure l'ensemble. Chaque chapitre est l'oeuvre d'un personnage principal, émane de son regard sur le monde de Westeros et est circonscrit par son univers sémantique. Il y a au final autant de narrateurs que de personnages principaux; ce qui démultiplie les perspectives et épaissit le mystère de l'accès à la position dominante.
LA VISION DE WESTEROS
La vision d'ensemble de Westeros, à mesure que se multiplient les personnages-narrateurs, est pour le lecteur éclatée, parfois contradictoire, toujours floue. La consolidation de l'intrigue lui est ainsi habilement laissée à charge. Il n'est guidée que par l'intuition des personnages, la sienne propre et, en perspective, la certitude partagée avec les personnages qu'il n'y a qu'un seul trône, et donc qu'un seul prétendant bénéficiera à termes du monopole du pouvoir, au détriment des autres, forcément.
LA PLACE DU LECTEUR
Au lecteur d'éprouver l'univers et de favoriser la "candidature" d'un prétendant ou d'un autre selon qu'il s'y identifie ou apprécie son système de valeur, son but, son pragmatisme, son efficacité, sa sensibilité... en dépit des velléités et projets des autres. A mesure que se développe l'histoire, on peut apprécier la pertinence et la supériorité de l'un ou de l'autre personnage en fonction du succès de ses inclinaisons -succès déterminé par la validation de ses pronostics et l'amélioration ou la régression, voire l’annihilation, de sa position-.
LA FRAGILITÉ DES PRONOSTICS
Toutes les visions parmi lesquelles on navigue dans le livre demeurent cependant également fragiles car elles échouent systématiquement. Les plus vives réussissent, au mieux, à se réinventer en cours de route. Des visions ridicules et faibles -Sansa, Geoffrey- survivent là où les plus puissantes sont pulvérisées. Ainsi la supériorité de la vision qu'incarne pour le lecteur tel ou tel personnage n'est qu'accidentelle et bien contingente. Ce mécanisme est mis en place à la fin du tome 1 avec l’événement structurant que l'on sait. A partir de ce moment-là, aucun personnage ne semble plus avoir sur le jeu de pouvoir un regard plus pertinent qu'un autre, ni n'avoir mieux réfléchi ou n'être plus naturellement constitué pour survivre, tout le monde est également fragile avec plus ou moins de ressources potentielles et de confort. Les jeux ne sont pas faits, la fin encore incertaine.
Les stratégies de chaque personnage, aussi pertinentes soient-elles, sont non seulement fragilisées par l'atmosphère cruelle et délétère de l'univers, la défiance entre les différentes Familles de Westeros et au sein même de celles-ci, que par des obstacles structurels à la topologie du terrain, spatiaux, temporels, communicationnels, géographiques, météorologiques, arbitraires... C'est presque un exercice de style.
LE BOUQUIN EST MIEUX, OUAIS.
Le système fonctionne à merveille dans le bouquin. Les antagonismes entre deux raisons fortes peuvent faire le succès d'une raison faible par accident, ou encore une dissidence dans un camps amener deux échecs, car l'imprévisible à des effets désastreux sur les deux adversaires qui avaient planifié leurs actions à 4 coups d'avance et se retrouvent dépassés, trahis par l'insaisissable. Deux émissaires se croisent et ne se rencontrent pas, l'un meurt, l'autre trahit pour un tiers, apportant des termes contradictoires à leurs destinataires, déclenchant un courroux ou, pire, une situation de statut quo profitable à un quatrième qui avait pourtant très mal planifié son action. C'est un chaos : plusieurs ordres simultanés concourent à s'entre-désorganiser. Tout ces petits effets, dans le livre, redoublent les tensions et démultiplient l'intensité et la richesse des intrigues. Rien n'est sûr.
Ce sont ces impondérables à la fois frustrant et tellement ingénieux qu'ils réussissent à nous remettre sur le fil que la série a de plus en plus de mal à retranscrire (cf : le S04e02 n'a pas le dixième de son impact dans le livre, il aurait dû arriver en S03E11). Les marges d'erreurs sont gommées, les contingences indûment assimilées au calcul de l'un ou de l'autre des personnages alors qu'elles les dépasse. Les capacités des personnages sont ainsi fantasmées, leurs visions exagérément pertinentes, le hasard laissé au soin de la cruauté des scénaristes. Les personnages secondaires pourtant essentiels disparaissent au profit de la simplification de la trame - qui est plus fonctionnelle à l'écran il faut bien l'admettre-.
Voilà, la série reste excellente mais le bouquin est mieux, tellement. ça ne valait pas vraiment la peine d'écrire une chronique là-dessus mais ça me démangeait, parce que GoT, en livre ou en série, c'est tellement bien qu'on a envie d'en parler.