Frantz Fanon
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Frantz Fanon

BD franco-belge de Frédéric Ciriez et Romain Lamy (2020)

D'une certaine manière, j'aurais pu me réjouir que la situation se dégrade dans les collèges et lycées. Comme si ça pouvait inviter les acteurs institutionnels à se rendre compte que le système ne fonctionnait pas. Autant demander à un croyant d'arrêter de prier parce que ça ne marche pas.

Pourtant les circonstances suivent une évolution en vertu de leur propre logique, et on doit essayer de la déchiffrer. Quand les mêmes conditions produisent les mêmes effets, sur les mêmes cobayes, la place laissée au hasard se réduit.

Il s'agit donc des enfants de mes anciens "camarades de classe". Je me rappelle comme aller à l'école était un peu comme se rendre à l'usine - on fait ses sept heures et on rentre - ou peut-être une prison de jour ? L'aptitude à apprendre y était conditionnée à tout un tas de circonstances arbitraires - la capacité à rester assis à écouter quelqu'un parler à longueur de journées n'étant pas la moindre. Le pouvoir de supporter un cadre esthétiquement déprimant pendant des années. Le milieu scolaire était un désert culturel. Une toute petite bibliothèque où je n'allais jamais, et AUCUNE activité périscolaire - aucun club, rien. On n'était vraiment là que pour subir les professeurs sans broncher de huit heures à dix-sept heures.

Forcément, certain.es n'avaient qu'une hâte, quitter ce système concentrationnaire. Aucune outrance dans les termes. On était vraiment comme des poules dans des clapiers, des cochons dans des cases. Il faut bien que le terme "système" corresponde à quelque chose, or certaines logiques s'impriment dans tous les domaines de l'organisation sociale, avec une obsession et un manque d'imagination sans faille.

(bien sûr, les filles s'en tirent mieux dans le système d'évaluation scolaire parce qu'elles sont en moyenne plus soumises que les garçons)

Pour citer cette bande dessinée :

page 119 "Toute colonie tend à devenir une immense basse-cour, un immense camp de concentration où la seule loi est celle du couteau. La criminalité de l'Algérien, son impulsivité, la violence de ses meurtres ne sont donc pas la conséquence d'une originalité caractérielle mais le produit direct de la situation coloniale."

in "Les Damnés de la terre - de l'impulsivité criminelle du Nord-Africain à la guerre de libération nationale"

Etudiant la médecine à Lyon grâce à une bourse accordée aux anciens soldats de la libération, il est formé à la psychiatrie, puis devient interne dans le Jura, et obtient un poste en Lozère à Saint-Alban dans un hôpital psychiatrique dirigé par un ancien membre du POUM pendant la guerre d'Espagne, François Tosquelles.

page 89 Sartre : "Vous misez sur la reprise en main du patient par lui-même."

Fanon "Oui, quand cela est possible. Dans le cas des psychoses, la capacité de contrat social est brisée. Or, c'est précisément ce contrat qu'il faut tenter de recréer, avec plus ou moins de plasticité.

La désaliénation de l'individu passe par la prise en considération de son univers social et culturel de référence. L'institution doit recréer du lien, faire circuler des échanges symboliques, tels ceux connus en dehors de l'hôpital."

François Tosquelles "a été formé à la psychiatrie à Reus, auprès d'Emiu Mira I Lopez, le psychanalyste qui a créé l'université autonome de Barcelone, la première chaire de psychiatrie en Espagne. Il a pris ses fonctions à Saint-Alban en 1940, après une activité politique intense au sein du POUM, le partido obrero de unificacion marxista. Pendant la guerre d'Espagne, il a lutté contre les franquistes en Aragon, et créé un service psychiatrique militaire sur le front pour aider et sélectionner les combattants. (...)

Le 1er septembre 1939, il a dû fuir et a franchi les Pyrénées à pied, avec la thèse de Lacan sur le dos. A la fin de l'année, il a monté une nouvelle unité psychiatrique... Mais cette fois dans un camp d'exilés républicains, à Septfonds, au nord de Toulouse.

Déut 1940, exilé lui-même, il s'est retrouvé interné, jusqu'à ce que le docteur Balvet lui propose par télégramme un poste à Saint-Alban."

page 114

Après une expérience malheureuse dans un hôpital normand, Fanon part en Algérie et se retrouve dans l'hôpital psychiatrique Blida-Joinville.

"Il me fallait désormais mener un combat d'arrière-garde contre l'école d'Alger (...) une école psychiatrique née à l'hôpital Mustapha où le professeur Porot a élaboré ses théories pseudo-scientifiques après la première guerre mondiale. Un mélange de discours médical, anthropologique et politique à vocation unique : faire de l' arabe et donc de l'indigène un sous-homme, caractérisé par une "mentalité primitive".

Il a déformé et racialisé cette notion prise chez l'anthropologue Lucien Levy-Bruhl."

page 123

"Nous avons créé un petit journal d'une page pour parler de la vie en collectivité. Une publication hebdomadaire dont je rédigeais les éditoriaux..."Ecrire est certainement la plus belle découverte, car cela permet à l'homme de se souvenir, d'exposer dans l'ordre ce qui s'est passé et surtout de communiquer avec les autres, même absents."

"Notre journal" numéro 1, éditorial du 14 décembre 1953

"Et six mois plus tard, nous avons eu l'honneur de publier la première contribution d'un patient musulman.

"Pourquoi donc éloigne-t-on les hommes des femmes? Vous m'avez un jour reproché la méfiance, qu'appelez-vous donc cela? Vous allez me dire, des précautions, mais on ne laisse jamais les malades seuls... Pourquoi donc toujours cet écart qui crée la timidité chez les uns et la peur chez les autres?

Pourquoi donc anormaliser les choses par cette dissociation alors qu'on reproche à certains malades de n'être pas sociables? (...)

Où est-elle donc votre société, messieurs les médecins de l'HPB? En somme, elle n'existe pas..."

(...)

"L'une des bases de la socialthérapie avait été oubliée : la prise en compte de l'histoire et des dimensions culturelles et politiques des patients.

Pour eux, nous étions des étrangers. Il nous fallait capter l'attention d'un auditoire qui se méfiait et craignait le personnel français."

page 124

"Les ateliers ne fonctionnaient pas car ils n'attiraient pas des malades que nous ne comprenions pas. Les maghrébins ne participaient pas à la vannerie ; mais pourquoi faire des paniers en osier alors que l'activité est traditionnellement réservée aux femmes? Les maghrébins ne chantaient pas : mais pourquoi l'auraient-ils fait en dehors de leurs fêtes? (..)

Nous avons tiré les conséquences de ces premiers échecs en proposant des activités où les patients retrouvaient leur bain culturel d'origine, nous avons reconstitué un café maure, où les hommes se sentaient davantage à leur place qu'à l'atelier poterie.

Il fallait aussi responsabiliser et autonomiser le personnel soignant musulman, qui de fait connaissait mieux que nous les pratiques culturelles des pensionaires et pouvait nous faire d'excellentes suggestions, comme inviter des conteurs...."

123 "La question de la langue arabe s'est aussi très vite posée..."

124 "Les infirmiers m'ont aidé à compenser ce manque et conduit sur des pistes inattendues, comme celle des superstitions. (...)

Le fou, medjnoun, est celui qui est possédé des djnouns. Il n'est pas responsable de sa folie et à ce titre n'est pas frappé d'exclusion par le groupe social. Une fois libéré, il peut intégrer sa société sans que rien ne lui soit reproché (...)."

132

"Ey et Tosquelles m'ont mis sur la voie d'une conception de la maladie mentale et d'un modèle de soin basé sur l'idée de choc, que je pense être opératoire. (...)

- Est-il possible d'établir une liaison entre ce modèle psychiatrique et la lutte de libération?

- Absolument!"

Si l'on se fie à cette reconstitution, Fanon était partisan de la cure de sommeil (droguer pour soigner), du coma insulinique et des électrochocs - les soins par la torture. A quelle place se mettait-il alors dans le processus de libération?

Cette bédé vraisemblablement très documentée se présente comme une suite de conversations lors d'une rencontre avec Sartre, Beauvoir et Claude Lanzmann en 1961, où Fanon raconte son parcours. Elle paraît transmettre de manière rigoureuse les idées qui se sont articulées à son expérience et ses pratiques médicales et activités politiques. Comme lecteur, je n'ai connu des difficultés de compréhension sérieuses que lorsque les échanges en sont arrivés au conflit franco-algérien. J'en retire l'enseignement que les organisations de libération étaient en conflit entre elles, du fait que certaines (l'ALN) assassinaient aussi bien des représentants d'autres groupes (Abane Ramdame), que la population (Melouza 28 mai 1957). Je comprends que c'était mal parti depuis le début, qu'il était évident qu'il y avait un très gros risque pour que les pires ordures sans scrupules prennent le pouvoir.

page 175

"Les Juifs, dont le peuplement est très ancien en Tunisie, ont toujours eu une place à part dans le droit musulman.

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, lors de la domination ottomane, ils avaient le statut de "dhimmi" - sujets non musulmans - et devaient payer un impôt spécifique pour bénéficier d'un pacte de protection plus ou moins astreignant selon les époques.

Et puis les Juifs renvoient aujourd'hui au Maghreb l'image de privilégiés égaux en droit aux colons. Le décret Crémieux, qui a francisé les Juifs en Algérie dès 1870, n'a fait que renvoyer aux arabo-musulmans la réalité de leur sort misérable et injuste... Alimenté par les stratégies de division de la puissance coloniale et le bénéfice des petits colons qui se servaient des positions sociales juives pour justifier leur rôle d'exploiteurs.

Lanzmann - Comme si les Juifs du petit peuple étaient riches!

Sartre - Bref, le Juif serait un opportuniste, doublé d'un traître.

Lanzmann - Ajoutez à cela la création d'Israel.... Et la paranoia sur un supposé complot sioniste a tout pour prospérer...

Fanon - Difficile de vous donner tort, cher Claude. Il est répugnant que la haine des Juifs puisse sévir dans le champ psychiatrique... Mais le racisme visant les Arabes y sévit au moins autant, et sous une forme institutionnalisée, l'école psychiatrique d'Alger en témoigne...

L'homme est malade! Il faut le soigner! Et c'est un Noir qui vous parle, qui, lui, a sur le dos la haine congénitale des Blancs!"

180

"Le malade ne vit plus son éventuelle sortie comme le produit de la bienveillance du médecin. La dialectique a minima du maître et de l'esclave, du prisonnier et du geôlier que crée l'internement ou la menace d'internement est radicalement brisée. La rencontre médecin-malade, dans le cadre de l'hôpital de jour, reste en permanence la rencontre de deux libertés."

"L'hôpital de jour à Tunis prolonge le travail de socialthérapie mené à Blida : le principe n'est plus de simplement mimer le monde extérieur en reproduisant à l'intérieur de l'hôpital les conditions du dehors... Mais de créer un trait d'union entre l'intérieur et l'extérieur, afin que le patient puisse au maximum être le sujet de sa propre liberté, dans sa relation à la société et à la structure médicale.

Pour autant, l'hôpital, fut-il "de jour", ne se substitue en rien au milieu extérieur. L'institution, ce n'est pas "comme à la maison", et ça ne le sera jamais. J'avais déjà évoqué cette confusion théorique possible avec ce pauvre Slimane Asselah dans un article consacré au phénomène de l'agitation en milieu hospitalier.

Nous y prenons quelque distance avec Tosquelles et saluons sur ce point les vues du psychiatre marxiste Louis Le Guillant, pionnier du questionnement social du soin psychiatrique."

La bédé nous propose régulièrement les réactions de ses interlocuteurs sous forme de pensées - en quelque sorte les commentaires des auteurs eux-mêmes. Ainsi complètent-ils les propos de Fanon avec des informations qu'il a pu, comme le lecteur ci-présent, ignorer.

Ainsi de sa conversation avec Mohammed Harbi, reconstituée ou imaginée page 213 :

FF "Je tenais à vous rencontrer à la veille de l'élaboration du nouveau programme militaire du FLN. J'aimerais y introduire le thème de la paysannerie comme force motrice.

MH - C'est une grande question, monsieur Fanon. Mais n'idéalisez pas la paysannerie à travers les discours louangeurs et parfois mensongers des acteurs de terrain et des cadres du FLN. La politique a besoin de moyens pour parvenir à ses fins... En temps de guerre, on appelle cela le recrutement de soldats.

- Je n'idéalise rien, monsieur Harbi. La paysannerie est la force radicale qui embrasera et libérera définitivement l'Algérie. La victoire viendra du peuple, pour le peuple.

(suivent les pensées d'Harbi)

- A-t-il compris qu'après l'écrasement du mouvement urbain lors de la bataille d'Alger, le seul moyen de monter une armée nationale réside aux yeux de ses dirigeants dans l'asservissement des populations rurales? A-t-il connaissance des purges et de l'exode des paysans vers Tunis pour échapper à la mort?

Fanon est un romantique. Comme de nombreux Antillais, il idéalise l'héritage de la révolution française... Mais un jour on verra que les leaders paysans de l'armée ont adopté les valeurs des dominants, avec le même goût du pouvoir et de la cruauté."

Je ne sais pas quelles leçons Fanon tira de sa participation à la guerre de libération de la france, dont certains côtés déplaisants n'étaient probablement pas valorisés par la communication officielle ; mais il ne semblait pas s'émouvoir du sacrifice des civils. les fonctions officielles qu'il a prises pour le mouvement d'indépendance de l'Algérie l'ont également guidé sur la voie de la "realpolitik", à défaut d'aveuglement militant.

194

"En 1960, j'ai été nommé représentant permanent du GPRA à Accra. Je suis en réalité devenu ambassadeur itinérant pour l'Afrique noire"

"L'essentiel de la représentation du FLN était à Tunis et au Caire. C'était une manière d'affirmer le modèle de la révolution algérienne en Afrique noire et d'établir des contacts avec des pays frères."

"J'ai beaucoup voyagé - Guinée, Côte d'Ivoire, Congo, Libéria, Mali, Ethiopie....- participé à la plupart des conférences sur l'indépendance des Etats africains. L'an passé, les indépendances se sont multipliées, même si plusieurs leaders nationaux continuent d'être les laquais de l'occident!

(...)

(pensées de Beauvoir) Il pense évidemment à la Côte d'Ivoire de Félix Ouphouet-Boigny et au Sénégal de Senghor..."

Pages 198, 199, Lumumba et Félix Moumié, assassinés tous les deux à 35 ans, sont évoqués ("J'étais à ses côtés quelques heres avant son empoisonnement au thalium par les services secrets français").

201

"Sekou Touré , président de la Guinée, que j'ai rencontré lors de le deuxième conférence de la solidarité afro-asiatique..."

Beauvoir : ''(On dit que Sékou Touré fait disparaître ses opposants) '

-...et Holden Roberto, le leader du front national de libération de l'Angola, que j'ai beaucoup conseillé.

Beauvoir -(Il paraît que HR est sous le contrôle de la CIA)

- La France a perdu en 1958 la Guinée de Sékou Touré qui a humilié de Gaulle.... Le Portugal perdra à coup sûr l'Angola de Holden Roberto!

- (Sartre) vous savez bien que la victoire contre la France ne peut pas être militaire mais politique...

- Détrompez-vous ! L'idée d'une légion africaine va faire son chemin!"

La bibliographie finale est relativement succinte, mais déjà assez fournie pour les néophytes ; elle occupe une page. Les auteurs ont choisi de limiter les notes de bas de pages, elles indiquent quand même lorsque les citations sont tirées d'écrits de Fanon pour des revues.

La bédé se clôt par cette ultime citation :

"Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir."

Frantz Fanon, "les damnés de la terre"

ChatonMarmot
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le 23 avr. 2024

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