Qu’est-ce qui va être le plus fort ? La sacralisation de Franquin ou bien la fascination pour le monde de Gaston ?

Pendant un moment, j’ai cru que ça allait être mon immense admiration pour le créateur qui allait l’emporter. Et puis, la date de sortie de vingt-deuxième album approchant, il a bien fallu me rendre à l’évidence : j’avais soif, soif de nouvelles gaffes.

Je ne sais pas combien de fois j’ai pu relire les précédents albums. En bonne place dans la bibliothèque paternelle, je les ai autant dévorés que ceux de Tintin, de Lucky Luke, de Spirou ou d’Astérix. Mais avec le recul, je m’aperçois que l’univers de Gaston a toujours été davantage vecteur de plaisir que celui d’Astérix. Face au village gaulois, le monde clos du journal Spirou, avec ses couloirs moquettés, ses employés et ses secrétaires m’a toujours paru plus douillet, plus irrésistible, plus drôle. Il y a par exemple ce gag où Prunelle et les autres, inquiets à l’idée de voir Gaston le matin puis disparaître de toute la journée, se rendent aux archives et découvrent qu’au milieu des livres, Gaston a bâti un couloir et un cocon protecteur où il peut dormir tranquille. Eh bien Gaston, c’est un peu ça, un cocon protecteur, et ça me semble, en cette belle époque de merde, bien plus important que de protéger coûte que coûte la paternité d’un créateur sur son personnage.

Et en écoutant Frédéric Jannin (que j’apprécie beaucoup par ailleurs), un des gardiens du temple franquinien, dire que Franquin aurait sûrement été malade en découvrant ce nouvel album, j’ai envie de répondre deux choses. D’abord, que c’est un peu nase de prêter avec certitudes des paroles à un mort. Ensuite, que c’est ainsi, Franquin n’y peut rien, sa créature est plus puissante que lui, c’est tout. On pourrait arguer que c’est surtout le fric qui est plus fort, mais ici j’évoquerai le cas Conan Doyle. Sherlock Holmes, tout le monde connaît. Conan Doyle, c’est moins sûr.

Bref, face à cet album il y a deux réactions possibles : soit le dégoût et dans ce cas, ben, on ne lit pas m’enfin ! Soit la curiosité, l’envie, une certaine fébrilité et là, on lit religieusement en espérant retrouver un certain émerveillement enfantin.

Dans mon cas, émerveiller serait un peu fort. Quarante ans après la lecture de mes premiers Gaston, il est impossible de retrouver la même fraîcheur, la même spontanéité dans le regard. Il n’empêche : j’ai beaucoup apprécié le travail de Delaf.

Graphiquement, d’abord. Là aussi, je me moque de savoir s’il était préférable d’être au plus près de Franquin ou s’il aurait été plus judicieux de s’écarter. Le choix a été fait de l’émuler, ça plaît ou non, moi, je ne voulais pas autre chose. Refaire Gaston à la sauce Spirou, avec des dessinateurs défigurant plus ou moins la série originale (en partant du principe que Spirou commence véritablement avec Franquin) ? Spirou avait publié pas mal de planches hommages il y a quelques années et franchement, celle qui avait été la plus séduisante, la plus sympathique, la plus agréable à lire avait justement été celle de Delaf. On a pu le critiquer sur sa fameuse banque de données qu’il s’est constituée pour reproduire le style de Franquin, comme s’il n’avait été finalement qu’une sorte de robot collecteur sans âme. Moi, j’imagine plutôt le plaisir qui a dû être le sien à se vautrer dans les moindres détails graphiques de cet univers et à le voir prendre forme petit à petit. Le résultat est prodigieux. Pas parfait, mais prodigieux quand même. Et indépendamment des gags, la seule vue de ce trait si familier, de ces couleurs, de ces décors, de ces personnages parfaitement restitués était déjà suffisant pour me donner du plaisir.

Concernant les gags, là aussi, tout n’est pas parfait. Mais il en va de même pour ceux de Franquin, notamment les dernières planches parues lors du retour de Gaston dans le journal de Spirou, à une époque où Franquin était vieux et malade. Ils ont au moins le mérite d’être neufs et, surtout, d’être parfaitement structuré en une planche pour déboucher la fameuse dernière case dans laquelle le comique de geste ou de situation se mêle à un comique de mot.

Concernant la galerie des personnages, on retrouve tout le monde, avec un sort particulier sur cet ami de Gaston, ce dessinateur sans talent qui s’acharne à présenter ses planches à la rédaction pour présenter ses planches. C’est un des aspects que j’ai le plus apprécié car finalement, c’est un choix personnel, une petite prise de risque pour laquelle je ne peux pas croire – s’il me prend l’envie à moi aussi de faire parler les morts – qu’elle eût forcément déplu à Franquin. N’en disons pas trop, disons juste que cette utilisation donne lieu à une jolie surprise.

De même, agréable surprise de voir un nouveau personnage qui surgit le temps de quelques cases : l’imprimeur, souvent évoqué dans les planches de Franquin, jamais content car on ne lui livre jamais à temps les planches. C’est une pure création graphique car on ne voyait jamais son visage et on se prend à rêver d’autres albums dans lesquels Delaf parviendrait à étoffer un peu cet univers avec d’autres personnages pour l’enrichir, éviter la stagnation.

En ce sens, la structure de l’album en trois parties (Planches 1 à 26 : gags en une planche avec Prunelle ; planches 27 à 33 gags en une planche avec Fantasio mais préparant habilement la troisième partie : planches 34 à 44, constituant une histoire tout en se payant le luxe de se ménager des cases conclusives avec un gag) est une réussite. Alors la dernière partie n’est bien sûr pas du niveau de Bravo les brothers, mais quand même : les pages se calottent très vite et donnent une envie d’y revenir pour goûter une seconde fois à la cuisine. Avec en plus une once de méta se payant le luxe de se gausser gentiment des thuriféraires idolâtres de Franquin (ça sent le vécu) mais rappelant aussi toute l’admiration pour Franquin. Il faudrait décidément être aussi mal embouché que Longtarin pour ne pas voir dans cet album un merveilleux hommage rendu au maître.

Vivement que Delaf se remette de son épuisement et retourne au turbin. Pas pour trier le courrier en retard mais pour créer d'autres planches !

Créée

le 22 nov. 2023

Critique lue 142 fois

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