A trente ans, je n'avais jamais vu ce film, classique, s'il en est, dans la cinéphilie contemporaine. C'est probablement pour cela que j'avais évité jusqu'ici son visionnage. Trop d'attentes, l'impression aussi de le connaître déjà. Vouloir voir Apocalypse Now, c'est accepter son cortège bruyant, colossal. C'est une œuvre qui habite le septième art et l'imaginaire des cinéastes, à tel point que si l'on aime les films, on a nécessairement déjà vu un millier de réponses et d'échos au monument de Francis Ford Copolla.
Ainsi, j'avais vu, lu entendu des tas de choses sur cette œuvre. Je connaissais sa musique, son tournage catastrophique, son casting mouvant, son rapport à la drogue, ses polémiques, ses légendes sur l'utilisation de véritables cadavres, son message aussi. Au delà de la genèse du film, j'en avais vu de nombreuses scènes : les hélicoptères portés par les Walkyries, le bateau qui remonte le fleuve, les playmates, le napalm au petit matin, et surtout Marlon Brando chauve et suant. Je connaissais la fin aussi, la conclusion hallucinée d'une œuvre plus importante que le film.
Une question se posait. Pouvais-je encore voir Apocalypse Now ? Peut-on encore le découvrir ? Serait-il encore intact malgré tout ?


C'est à l'occasion d'une rétrospective télé que je me suis laissé tenter, pourtant très fatigué ce soir là. J'apprenais aussi qu'il s'agissait de la version « Redux », version longue pour une œuvre déjà fleuve, qui ainsi dépasse les trois heures. Le défi m’intéressait, alors soit, regardons Apocalypse Now : Redux.
Un peu plus de trois heures plus tard, plus quelques minutes d'un blanc intellectuel total : ce fut le choc.


Peut-on voir Apocalypse Now ?
Je connaissais donc l'histoire, les paysages, les acteurs. Je connaissais les étapes du voyage et les morceaux qui rythmeraient le périple. Je connaissais, oui, mais je ne savais rien. Apocalypse Now est l'exemple type de l’œuvre qui ne se laissera jamais connaître par extraits. La scène des Walkyries en est un exemple flagrant. J'avais vu, cinquante fois peut-être, ce passage repris dans de nombreux films. Mais cette scène, dans son contexte ? dans son rythme ? et surtout son but ? Non. De la même façon qu'un voyage n'est pas une succession d'étapes, il n'y a pas de raccourcis pour Apocalypse Now. Sa cohérence totale tient par son exhaustivité et sa densité. Ce film n'est pas la somme de ses grands moments. Il est un tout, irréductible. Embarqués avec lui, ce sont les silences, les moments où dans un autre film il ne se passerait rien qu'il arrive tout pour le spectateur. Le voyageur / spectateur est médusé, captif, presque fou. Oui, j'étais presque fou, hypnotisé par le magnétisme imparable du film. Je ne savais à quoi, à qui, m'accrocher (et je comprends mieux pourquoi Coppola a rejeté l'excellent Harvey Keitel en plein tournage pour un acteur moins imposant), car Martin Sheen ne nous retient pas. Son génie est de surnager avec nous, il est un compagnon et non un repère. Car de repère il n'y a pas. Ce film dépasse tout, avale tout. Il engloutit sa mission, il enfonce ses frontières, il va plus loin que le Vietnam lui-même. Ce sont de longs goulots qui s'offrent à nous où le mot disparaît peu à peu laissant place à la synesthésie des fumigènes, au langage pur qui s'exprime par la couleur et les ivresses. L'enfer se matérialise comme jamais. Il y a du sang, des horreurs, oui, mais ça le spectateur (comme le soldat) pouvait s'y attendre. Mais la torpeur, l'absence de guide, ces choses qui autrefois étaient des hommes que nous croisons, ces scènes ahurissantes qui semblent se répéter comme chez Dante (le spectacle des playmates qui se répète deux fois, idéal puis sordide -et peut-être plus beau encore- ou, plus tard, le pont détruit par un ennemi invisible la nuit, chassé par des militaires voyants -au sens rimbaldien-, qu'il faut reconstruire encore et encore), ces lumières dans la nuit, et les ténèbres qui persistent le jour. On suffoque face à l'imposante vision qui se déroule sous nos yeux. Peu à peu, nous qui pénétrons comme Dante sans Virgile, nous perdons toute espérance, au profit d'une contemplation pure. Le fleuve est une voie qu'il faut combattre pour atteindre un territoire inédit où il n'existe ni haut, ni bas, ni bien, ni mal. Ces gens sont fous, et ils déteignent sur nous. Les rythmes nous pénètrent, on avale ces fumées, les effets du LSD (ma propre fatigue physique aidant) se feraient presque sentir.
Alors vient l'escale. Un semblant de rive.
Chez les français tout d'abord puis - surtout- au royaume de Brando; au delà de l'enfer.
Dans ce territoire, le monstre américain a un nom, un rôle. Il est le colonel Kurtz, mais peu importe. Il demeure Marlon Brando. Il est comme le fleuve: puissant et imposant. Il est un dieu cruel, doux et séduisant. Le diable tour à tour philosophe et poète dévore son rôle comme le fleuve dévore les hommes. Il était là, avec nous depuis le début et pourtant, il surpasse sa légende. Il est la fascination. Face au dieu, l'homme se fait bête, et couverte de boue elle fond sur la proie et tue le père, par peur de devenir comme lui. Le capitaine Willard a un ultime acte de résistance, que peut-être nous n'aurions pas eu. Ou peut-être qu'en devenant animal, il devient un nouveau Kurtz. La folie serait elle le seul chemin pour la liberté ?


Le film se termine sur cette question, et un million d'autres. Le spectateur, lui, est à bout de souffle, et l'apnée peut prendre fin. Hélas. Car, le film est long mais pas trop long. Je souhaitais même que le voyage dure encore. Que l'on aille plus loin, que l'on fasse ensemble le pas de plus dans la folie.
Comme l'a dit Coppola, ce film ne parle pas du Vietnam, il est le Vietnam. Il est fou, grandiose, beau, effrayant et cruel. Il est un reflet de l'humanité et de son histoire. Il nous emmène, sans nous prendre la main, au cœur des ténèbres, où l'homme se surprend à contempler l'éclat d'un diamant noir. Il faut alors tourner le dos à Kurtz, sous peine d'embrasser son odieuse splendeur. Comme il est aisé de comprendre ceux qui s'y sont perdus. Comme il est tentant de s'y perdre pour de bon.
Peut-on voir Apocalypse Now ? Ou plutôt, peut-on se satisfaire de ne le voir qu'une fois ?
Non.
Fondu noir.
Un tremblement.
Entre deux instants résonnent les premières notes électriques de Paint in Black des Rolling Stones, le voyage continue.

StevenMcGuffin
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le 2 oct. 2017

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Steven McGuffin

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