Challengers
6.7
Challengers

Film de Luca Guadagnino (2024)

De l'importance de savoir rebondir

5 comme un match nul. Après le succès de Call me by your name et le flop de Bones and all, Luca Guadagnino devait trouver une manière de remettre son amour de la techno, des relations homoérotiques et des lumières d'été au goût du jour : il a réuni 3 dieux grecs, l'idole des jeunes Zendaya, la semi idole des jeunes Josh O'Connor et l'inconnu des jeunes Mike Faist pour les filmer faire l'amour, faire du tennis, faire des coups tordus et faire des trucs suggestifs au soleil (la banane, le churros, ça suggère moins que ça assène en vérité). Sur le papier, ça ne pouvait que marcher, et sur beaucoup de plans ça marche assez bien. Zendaya semble être contente d'être sortie du désert et est plus expressive que d'habitude (super scène au pied de l'arbre). Les deux autres sont très bons aussi. L'utilisation des flash-backs, procédé qui cache une certaine paresse d'écriture, se justifie bien : établir immédiatement la tension actuelle pour en revenir ensuite progressivement aux racines rend la révélation finale dans la voiture assez efficace. Le film est assez drôle, la relation ambiguë et fusionnelle entre Art et Patrick fonctionne, avec des répliques qui s'enchaînent comme un échange de ping-pong (même si à cause de ce serpent de zendaya 90% de leur temps commun à l'écran est cristallisé dans l'interminable match final, où les échanges de regard filmés au ralenti semblent presque parodiques). Au début, j'ai eu peur que Tashi soit un peu une énième femme fatale dont ils seraient tombés amoureux parce que c'est Zendaya, mais finalement l'accent est (lourdement) mis sur sa plastique ET sur son talent au tennis (de manière poussive, cf le bruit des balles qu'elle envoie, on dirait des missiles), donc ça va. Les dialogues manquent de la souplesse et de l'amplitude du sport mis à l'honneur, et sont de toute façon un peu inaudibles du fait d'un mixage sonore assourdissant.

L'usage de la musique dans le film est en effet très particulier : c'est comme une expérience 2.0 du chien de Pavlov, mais avec des spectateurs à la place du chien, de la musique techno à la place de la clochette et une tension à la place du repas. La techno se lance dès qu'il y a une tension ou une concurrence, (sportive, amoureuse, amicale), le piano, un moment d'honnêteté sans calcul (je crois, mais c'est moins net). C'est pas subtil mais ça prétend clairement pas l'être, on sent presque un côté jouissif du montage à systématiser l'idée, c'est amusant mais ça devient vite un peu lourd. Des idées esthétiques de ce genre, le film en manque pas, peut-être qu'il en a même un peu trop : si vous avez toujours rêvé de savoir ce que ça fait d'être une balle de tennis qui rebondit sur un terrain, ou un terrain qui voit une balle approcher, Luca a trop traîné sur tik tok et vous fait vivre tous les POV possibles. Le monteur, lui, vous proposera toujours trois valeurs de plan par scène, certaines ne dureront qu'une seconde, mais comme ça vous serez pas frustré :) Le film est donc très généreux, et cherche à tout prix à éviter de s'enliser en se réfugiant dans des idées de réalisation variées (la plus marquée étant le ralenti).

On en arrive au problème principal selon moi, qui provoque le même sentiment qu'un service prometteur qui finit dans le filet : le déséquilibre dans le traitement des personnages. En gros, les trois sont moralement et humainement questionnables, mais Patrick est le seul à qui on fait constamment des reproches et qui assume ce qu'il est. Du coup, on est tenté d'y croire et de le considérer comme un mec horrible, sauf que à résumer les évènements, on se rend compte qu'il a bien moins à se reprocher que les deux autres, qui eux ne sont jamais remis en question par rapport à lui.

Au fond, l'histoire c'est deux amis super fusionnels (gros euphémisme). Ils tombent amoureux de la même fille. Elle décide de donner son num à qui gagnera le prochain match.

Patrick gagne, ils sortent ensemble, Art est fou de jalousie et essaye de les séparer en lançant de fausses rumeurs des deux côtés, mais tout en restant quand même un frère pour Patrick. Ensuite, Patrick s'embrouille avec Tashi juste avant son match, une dispute où les torts sont assez partagés. Pas de chance elle se casse le genou à son match et elle veut plus jamais lui parler et Art non plus alors qu'il a rien à voir avec l'embrouille (su-per le pote). Tashi se rabat sur Art, elle le coache, l'épouse sans vraiment l'aimer, ou peut-être que si; tout ce qui compte pour elle, c'est le tennis. Patrick galère, a plus de thune, et on continue de lui repéter que c'est une merde alors que Tashi et Art deviennent riches et célèbres. Tashi lui dit que c'est l'homme le plus égoïste du monde tout en lui demandant de perdre contre Patrick au prochain match comme ça il aura peut-être une bonne saison et elle aura pas à le quitter. Finalement, et c'est là que le film m'a perdue alors que j'étais assez investie depuis que je savais que Patrick devait perdre exprès, l'amitié triomphe et on se fait un gros câlin sur le terrain devant zendaya, le visage défiguré par la défaite!!! hoes before bros!!!

Factuellement, je vois mal ce que Patrick a fait qu'Art et Tashi ont pas fait dix fois pire: le problème, c'est le développement inégal des trois. Art, jusqu'à rencontrer Tashi, a globalement la même personnalité que Patrick, ils parlent un peu de la même façon, ont l'esprit vif, la seule différence étant qu'Art va à Stanford et Patrick va nulle part. A partir de la blessure, Art perd toute personnalité à part ne plus aimer le tennis et être aux pieds de Tashi, tandis que Tashi et Patrick continuent de montrer une certaine complexité. Un triangle amoureux où l'un des côtés est si peu affiné que ça en devient un triangle rectangle, ça déséquilibre tout le film (je suis à court de métaphores sur le tennis).

Tashi, elle, est assez intéressante: très ambitieuse, maligne, calculatrice, charismatique, elle est coupée dans son ascension par le fameux coup des ligaments croisés alors qu'elle était à ça de passer pro, et doit choisir comment rebondir. Elle fait tourner les deux gars dans sa main de A à Z, dès qu'elle les rencontre à 18 ans (je pense qu'ils l'ont faite avoir 18 ans pour des raisons légales) jusqu'à 30 (le vieillissement des acteurs est assez réussi), les manipule selon ce qui l'arrange, agit comme une quasi sociopathe tout le temps. En fait tout le film c'est Tashi qui fait des choix et les autres qui doivent s'y plier, sauf au fameux dilemme final dans la voiture avec Patrick, un retournement qui a pas mal sauvé le rythme pour moi.

Le problème des flashback, c'est que ça crée une surenchère au rebondissement, comme un suspense qu'il faut constamment renouveler : une fois qu'on sait pourquoi il y a cette tension entre eux, le film doit quand même nous garder en haleine, donc hop on va sortir d'autres souvenirs surprenants à défaut d'être crédibles du chapeau ("Does he know about Atlanta?"), plutôt que d'approfondir certains des côtés du triangle.

Pour moi, le film a fait une perf inégale : il a perdu des points avec ses sur-précisions temporelles, son manque de nuance parfois, et surtout par sa fin en ultime pirouette qui ressemble à une 3e partie de dissertation quand l'horloge indique moins cinq. Il en a gardé pour avoir tout osé, même les effets les plus kitschs, et parce qu'il s'amuse ouvertement de sa propre grossièreté. C'est pas un Nadal-Federer, mais un bon match de qualif, avec des joueurs un peu brouillons mais pleins d'énergie. Un bon film de juin je trouve, sorti un peu trop tôt.


Gros bigup aux placements de produit (panasonic uniqlo apple adidas) qui renforcent l'impression d'être dans une des longues pubs qui passent pendant roland garros, c'est très immersif

canutins
5
Écrit par

Créée

le 26 avr. 2024

Critique lue 364 fois

8 j'aime

canutins

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