Interprétation d'un monument inconnu du cinéma français


Au début du XIIIeme siècle, dans le midi de la France, une étrange religion venue de l'Orient sembla un instant devoir supplanter le Christianisme. Aux hérétiques qui avaient embrassé la foi nouvelle et qui s'étaient faits les adorateurs de Mort, on donna le nom d'Albigeois. Par une croisade sans merci les grands seigneurs du Nord parvinrent à extirper l'hérésie des pays de langue d'Oc, mais certains initiés ont perpétué à travers les siècles les croyances maudites et de nos jours encore...




Expérience cinématographique française



La Fiancée des ténèbres est un film fantastique français réalisé par Serge de Poligny, qui présente une œuvre énigmatique sur un scénario audacieux que l'on doit aux efforts combinés du cinéaste ainsi que de Jean Anouilh et Gaston Bonheur. Une association au service d'une histoire axée sur le culte et l'héritage cathare qui fut éradiqué durant la Croisade contre les Albigeois. Un sujet propice a différentes interprétations durant la seconde partie du récit, qui apporte une dimension fantasmagorique où la frontière entre la réalité et le fantasme semble infime. Rêve ou réalité ? Une richesse d'interprétations sur une approche intelligente qui rend le récit autant captivant que désorientant. Un drame sentimental original présenté sous un cadre somptueux avec la Cité de Carcassonne. Le mysticisme cathare projeté sur la recherche du Graal grâce à un manuscrit indiquant l'accès d'une chapelle secrète enfouie sous le château. Un décor fantastique idéal et passionnant au milieu d'une écriture remarquablement soignée pour des dialogues poétiques et significatifs.


La réalisation de Serge de Poligny est géniale. Elle s'illustre à travers une mise en scène envoûtante qui exprime une atmosphère à la fois ensorcelante et inquiétante. Une maitrise technique remarquable avec des mouvements soignés de la caméra. Le noir et blanc est bonifié de par les jeux d'ombres intelligemment posés dans les différents cadrages et autres plans. Que ce soit les diverses séquences chimériques, les flashbacks, les nombreux plans sur les remparts du château de Carcassonne, ou encore la fameuse scène dans la cathédrale souterraine, la réalisation vise juste. Elle offre un contraste mystique, fanatique, illuminé et spirituel. L'ambiance est sublimée par une bande originale exaltante signée "Marcel Mirouez". Elle confère de multiples sentiments d'élévation en adéquation avec les différentes péripéties, le tout sous des dialogues typiques du Sud-Ouest qui viennent réchauffer la froideur des événements. Une petite prouesse artistique française à saluer de par la particularité du tournage, qui eut lieu sous l'occupation allemande avec des soldats qui surveillaient le travail du cinéaste.


Les personnages sont dramatiquement riches. Les interprétations sont de premier ordre avec en tête M. Toulzac, ancien instituteur infirme; qui en tant que dernier évêque albigeois pratiquant le catharisme, a consacré toute son existence à la découverte du Graal enfoui quelque part sous le château de Carcassonne. Édouard Delmont en tant que M. Toulzac apporte une texture significative extrêmement remarquable. Jany Holt est géniale sous les traits de Sylvie, jeune femme persuadée d'être maudite puisque chaque fois qu'elle s'intéresse à un homme, celui-ci, ou un de ses proches, meurt. La comédienne apporte une note réellement convaincante, très sombre et mélancolique dans laquelle on perçoit toute la détresse de celle-ci. Elle vie recluse dans le château de Carcassonne auprès de M.Toulzac. Une hérétique accusée d'être une sorcière. Tout au long de l'intrigue, le récit conserve un voile ténébreux interrogatif devant lequel on ne cesse de se demander si la malédiction l'entourant est belle et bien réelle. Sa rencontre avec le compositeur Roland Samblanca, incarné par Pierre Richard-Willm, lèvera le voile autour du mystère entourant Sylvie, du moins, cela dépend de l'interprétation de chacun. Le reste de la distribution est appréciable avec des personnages haut en couleur dont je retiens en particulier la performance de Fernand Charpin, en tant que Fontvieille.




  • Vous les entendez ? "Sorcière... Sorcière". Ils ne me lâchent plus. Mlle Perdrières est morte. Vous vous taisez ? Elle vient de mourir sous mes yeux. Elle est morte pendant que je lui parlais, parce que je lui parlais, parce que j'avais besoin d'elle pour vivre. Pour me prouver que je suis maudite!

  • Il ne faut pas dire maudite.

  • Si! Je savais bien que ce n'était pas mon imagination. J'ai voulu vous écouter. J'ai rêvé de bonheur, j'ai rêvé de cette maison avec une tapisserie à fleurs dont vous me parliez toujours. J'ai cru que j'allais être heureuse, et vous voyez... Dites quelque chose. Dites qu'elle était vieille, qu'elle était malade, que c'est l'émotion qui l'a tuée. Dites-moi que ce n'est pas ma faute!

  • Et si c'était toi, la bonne messagère ? Celle qui apporte le vrai bonheur, la délivrance.

  • Non... Non.

  • Ah, j'étais aveugle, Sylvie. Je refusais de comprendre. Je te demande pardon. Je t'aimais tout bonnement d'un pauvre amour de vieil homme. J'avais peur de ton sacrifice. Je voulais que tu sois une femme comme les autres. Mais tu n'es pas une femme comme les autres. Maintenant, je sais. Je vois clair. Pendant que tu allais chercher le bonheur dans ce monde où il n'a jamais était et où il ne sera jamais, ici... nous avons trouvé la porte de l'autre monde.

  • Vous avez trouvé l'entrée des souterrains ?

  • Oui. Alors, ça été pour moi comme une illumination. J'ai relu ce parchemin avec d'autres yeux. Tout est devenu évident. Je me suis rappelé Montségur, la mort de Jérôme et cette présence que tu sentais au fond de toi. J'ai compris brutalement que tu étais celle que les albigeois attendent depuis 7 siècles. Oui, Sylvie. Maintenant, j'en suis sûr... c'est toi que la prophétie désigne.

  • La prophétie ?

  • Ecoute. "Quand vous m'aurez longtemps appelée, fidèles de la mort, je descendrai parmi vous, qui êtes mon peuple. Je choisirai pour m'incarner la plus sauvage de vos filles. Son ombre fera fuir l'amour."

  • Non! Non! Non!

  • Ah, c'est grâce à toi que notre religion va renaître. Tu descendras au sanctuaire où dorment les derniers albigeois. Ils t'attendent. Ils t'appellent.

  • Je ne veux pas. Je ne veux pas!

  • Tu crois encore à ce monde ?

  • Non, pas plus qu'à l'autre. Je ne crois en rien.

  • Ah, je sais... Tu es encore si douloureuse. Mais, un jour, plus tôt que tu ne penses, tu viendras me dire : "Je suis prête." Ça voudra dire... "Je suis pure. Je descends. J'ai renoncé à tout."




Mon interprétation personnelle du fameux "second acte"



La Fiancée des ténèbres doit beaucoup de ces avis négatifs à une incompréhension de la deuxième partie du récit. Une deuxième partie confuse qui sur le moment peut effectivement laisser circonspect et interrogateur le spectateur qui va devoir se creuser les méninges. Une conclusion énigmatique et nébuleuse où on doit interpréter les différents éléments pour pouvoir répondre et comprendre l'aboutissement du récit. Une partie des spectateurs semblent s'entendre sur une conclusion avant tout d'ordre idéologique, où finalement chacun des protagonistes serait à la recherche d'un Graal personnel tenant fatalement d'un fantasme qui n'aurait jamais existé. Le film ne serait qu'une partition fantasmagorique telle une peinture fictive où seul compte le message de fond proféré. Une analyse avec laquelle je suis en total désaccord ! Mon interprétation est différente. Aucune peinture fictive fantasmagorique imaginée par l'héroïne, le récit est bel et bien concret. Si on fait bien attention à tous les petits détails glissés par le cinéaste, l'on devine plus facilement la conclusion.


Sylvie, après trois jours d'attente enfermer dans sa chambre après la révélation faite par M. Toulzac comme quoi elle serait l'élu choisi par Dieu, qui doit : "décider du sort de l'humanité", finit par accepter ce qu'elle représente, ainsi que son don. Selon les recommandations de M. Toulzac, Sylvie se rend dans la cathédrale souterraine à la recherche du sanctuaire des Albigeois pour pouvoir rendre sa sentence. Durant le trajet, elle parvient à communiquer par télépathie avec M.Toulzac, qui la guide par la pensée dans le labyrinthe souterrain de la cathédrale."Une première preuve du pouvoir réel de Sylvie".
Une fois arrivée devant la cathédrale, Sylvie s'agenouille devant l'hôtel, prête à rendre sa fatidique sentence devant Dieu, qui attend de savoir si l'humanité doit survivre ou périr. À ce moment-là, plus rien ne semble pouvoir arrêter la jeune femme. M. Toulzac précise bien à Sylvie qu'elle doit faire attention à ne pas ressentir d'émotion amoureux, sinon elle perdrait le contact avec lui et par là même le contact avec l'hôtel de Dieu. En effet, seul un sentiment amoureux pourrait la priver de son pouvoir de décision. Une neutralité sentimentale obligatoire due à son rôle d'"Élu", qui doit rendre avec impartialité son jugement. Une particularité qui expliquerait pourquoi les hommes dont s'éprend Sylvie périssent fatalement. Où bien, les personnages secondaires pouvant indirectement mener à cet amour."Une seconde preuve du pouvoir réel de Sylvie".


Au même moment, Roland son bien-aimé la retrouve. Bien qu'elle tente de l'ignorer, il parvient grâce à une déclaration passionnelle à délivrer Sylvie de l'empathie dont elle est prisonnière. La voix de M. Toulzac disparaît aussitôt ainsi que la connexion avec l'hôtel de Dieu. La sentence est tombée, l'humanité survivra. Les ténèbres ne prendront pas la lumière. Dieu ayant rendu sa sentence, la cathédrale devient inutile et s'écroule avec la grotte. "Une autre preuve d'une réelle spiritualité incarnée par le rôle de Dieu."
Alors que Sylvie et Roland son prisonnier de la grotte qui s'écroule, un passage vers l'extérieur s'entre ouvre. À partir de là, tout devient un peu plus "what the fuck". Sortie de la grotte, Sylvie se retrouve dans un monde fantasmé rassemblant a tout ce qu'elle a toujours désiré. Un acte qu'il faut voir comme une récompense de la part de Dieu, qui pour la remercier d'avoir choisi l'humanité lui offre ce qu'elle désirait depuis toujours. Durant ce long passage, le contraste autour de l'image devient flou, symbolisant le caractère divin de ce monde. Une vie idyllique pour Sylvie symbolisée par l'arrivé d'un cirque pour la fête de Tournebelle. Un cirque qui répond au moindre de ses désirs. Un cadre de vie où tout le monde est souriant et heureux. La maison de rêve avec la fameuse tapisserie avec deux assiettes dressés sur une table prête à accueillir le couple. Roland est totalement subjugué par Sylvie au point de ne prêter aucune attention à toutes ses choses extraordinaire. L'amant que Sylvie peut enfin aimer sans crainte de le perdre terrassé par la terrible malédiction qui jusque là l'accompagnait. En gros, la vie idyllique et fantasmée de Sylvie.


Arrive la nuit, le contraste flou de l'image disparaît avec la fantasmagorie qui l'accompagne. L'empathie et les doutes de Sylvie reviennent, tout s'estompe. La récompense de Dieu était finalement limitée dans le temps. Sylvie ayant peur de tuer Roland à cause de sa malédiction le quitte brusquement. Elle retourne dans son seul foyer auprès de son père adoptif M. Toulzac. M. Toulzac qui quelques heures plus tôt s'est suicidé car la cathédrale étant détruite, et la fin du monde repoussé, plus rien ne le retient en ce monde. Le choix de sauver l'humanité a tué le père adoptif de Sylvie, chose qu'elle ne supporte pas. Sylvie se retrouve toute seule. Malgré le risque, elle décide finalement d'aller rejoindre Roland dans le domicile de sa sœur chez qui il est en vacance. Sur place, elle découvre par la fenêtre que celui qu'elle aime mène depuis le départ une double vie dans laquelle il a un fils ainsi qu'une femme.
Le monde autour de Sylvie s'écroule ! Pour avoir sauver l'humanité, Dieu lui a offert une récompense limitée à une journée pour fatalement tout lui reprendre et avec des intérêts. Elle a choisi une vie réelle qui se traduit par l'amour mais aussi par la corruption et la tromperie. À cet instant, on perçoit sur le visage de Sylvie comme un regret. Un regret pour avoir permis à l'humanité de survivre. En définitive, elle s'en va laissant tout derrière elle telle une figure tragique esseulée. Une réponse étonnante de la part de Dieu qui sans retour semble décidément la punir pour son choix. Ce qui amène une véritable question qui prouve que M.Toulzac avait raison depuis le début.


"Dieu voulait-il vraiment que l'humanité survive ?"



CONCLUSION :



La Fiancée des ténèbres de Serge de Poligny est une véritable expérience cinématographique française. Une science fiction fantastique qui ne laisse pas indifférent de par le sujet original présenté à travers un scénario audacieux et énigmatique devant lequel le spectateur se retrouve dans l'obligation de se creuser les méninges pour pouvoir comprendre l'aboutissement du récit.


Une œuvre à la fois riche, complexe et intelligente clairement pas à la portée d'un spectateur venu chercher un moment de détente sympathique.




  • Je suis comme un mort. Ils viennent voir le mort et ils repartent. Ils ont des copies à corriger, un train à prendre, une femme dans le plâtre. Hum... Ça s'appelle "vivre".

  • Ils viennent oublier qu'ils sont en enfer.


B_Jérémy
9
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le 17 juin 2021

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