Irrésistible ces derniers temps, le cinéma argentin n’en finit plus d’inonder nos écrans de films audacieux, amples, complexes, remplis de personnages nouveaux et de motifs étranges. Après La Flor etTrenque Lauquen, voici la dernière pépite en date, Los Delincuentes, signé Rodrigo Moreno : un faux film de braquage dont la source d’inspiration est un classique du polar argentin (L'Affaire de Buenos Aires (1949) de Fregonese) qui voit un homme ordinaire plonger dans le crime, cacher son magot et se faire arrêter afin de pouvoir profiter de son trésor une fois sorti de prison. Le point de départ est ici le même, mais Moreno ajoute une nuance : si Morán, le protagoniste, est certes un voleur ordinaire, son vol correspond à l’équivalent en argent de tous les salaires qu’il lui reste à recevoir avant sa retraite. Passer en prison, pour lui, cela revient à acheter sa propre liberté...

Le film est divisé en deux parties bien distinctes – bien que la première partie serve de prologue à ce qu’est vraiment le film, à savoir la deuxième partie. La première se déroule dans la ville de Buenos Aires où Morán et Román mènent une vie très ordinaire : ils se lèvent tôt le matin, prennent un café, vont travailler dans les transports en commun bondés, travaillent huit heures, avec toujours une pause pour fumer une cigarette ou deux ; ils rentrent chez eux lorsque le soleil s’est déjà couché et le peu de temps qu’il leur reste est consacré à la télévision ou à leur famille.

Une partie au cours de laquelle Moreno nous plonge dans le thriller, transfigurant la ville en une sorte de prison grise, aux hors champ angoissant, créant une atmosphère de tension constante autour des deux personnages et de leur gestion du stress et de l’anxiété causés par le poids de la culpabilité et l’enquête sur l’argent volé.

La deuxième partie, par contre, offre au film un tout nouveau visage. Ce que nous avons vu jusqu’à présent évolue vers une sorte d’histoire onirique dans laquelle on oublie le passé et où l’on ne peut qu’être émerveillé par la beauté qui est projetée à l’écran. Une deuxième partie au cours de laquelle Moreno excelle par sa mise en scène, mais également par son sens de l’écriture : plusieurs sous-intrigues vont évoluer, dans un premier temps, de manière incohérente avant de former un tout narrativement abouti.

Cette partie se démarque notablement de la première par son rythme qui nous laisse le temps d’observer, presque anthropologiquement, le comportement des protagonistes dans un environnement ou un contexte totalement différent de celui d’origine. Un nouvel écosystème dans lequel les personnages connaissent une sorte de renaissance, ou plus précisément un véritable éveil intérieur. Au cours de ce processus, des rencontres se produisent dans la nature idyllique qui chargent de promesses la possibilité d’une vie loin de la routine quotidienne et ennuyeuse de la capitale. Malicieusement, Moreno distille une poésie digne de Borges à travers son histoire, notamment en usant de patronyme aux consonances voisines (Norma, Morna, Román, Morán).

Une dimension poétique prégnante, notamment, avec ces merveilleux vers de "La gran salina" de Ricardo Zalarayán, qui s’accorde avec le cinéma, en montrant par exemple des séquences de différents films dans les cinémas de Buenos Aires. Rodrigo Moreno utilise toutes les possibilités artistiques pour élaborer un style personnel riche en symbolisme et en sous-texte. Comme l’atteste l’usage de la chanson Where Is Freedom de Pappos' Blues, que Morán transmet comme une sorte de talisman, et qui charge le désir de liberté d’une dimension utopique.

Los Delincuentes, de par ses nuances, son symbolisme et ses doubles lectures, se présente comme un film profond, un essai unique sur le genre humain. Mais pas uniquement car il porte également un vrai regard sur le septième art : dans une scène, les amis de Norma causent cinéma et concluent : "Le cinéma tel qu'il était jadis est mort". Los Delincuentes s'affirme comme une ode à l'art de faire des films, et Moreno prouve ici qu’il est encore bien vivant.

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le 8 avr. 2024

Critique lue 358 fois

13 j'aime

Procol Harum

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