Se rapprocher du vrai, est-ce faire du cinéma plus juste ? (Vous avez quatre heures...)

Hasards du calendrier (sûrement), il aura fallu que ce Pas de vagues sorte seulement trois semaines après La salle des profs d’Ilker Çatak.

Pas de chance pour notre présent film qui, de par son sujet et de par sa démarche, se retrouve dès lors en concurrence directe avec un autre long-métrage qui bénéficie non seulement du fait d’être sorti juste avant lui et qui – surtout – a joui d’une couverture médiatique flatteuse depuis quelques temps, que ce soit depuis son carton en Allemagne ou bien de sa nomination aux Oscars.

Autant dire que, dans un tel contexte, tout public disposé à se rendre en salle pour voir un film traitant du malaise enseignant (mais pas forcément pour en voir deux) sera spontanément plus enclin à aller voir le film d’outre-Rhin, surtout s’il a eu le malheur de voir entre temps la bande-annonce de Pas de vagues ; laquelle n’aidant particulièrement pas.


Il n’était pas encore projeté dans les salles, ce film, qu’il se faisait déjà railler de part et d’autre sur ce site. Je ne vais d’ailleurs pas me cacher : j’en étais.

Il faut quand même dire que cette bande-annonce transpirait vraiment par tous ses pores d’un état d’esprit assez rance à base de « la France a peur » / « rien ne va plus » / « le menace woke est à nos portes » / « il va falloir redonner un coup de vis à tout ça, c’est moi qui t’eul dit ! »… Et quand, en plus, j’ai appris en parallèle de ça que c’était Audrey Diwan qui était créditée au scénario – soit celle à qui on devait déjà le consternant BAC Nord – j’avoue que je m’attendais déjà à un brûlot univoque destiné, au mieux, aux lecteurs de Marianne, au pire à ceux de Valeurs actuelles.


Mais comme quoi on ne se méfie jamais assez des bandes-annonces.

Parce qu’alors que je m’étais décidé à aller voir ce Pas de vagues par réelle curiosité malsaine (et le jour de sa sortie, s'il vous plait !), il m’a bien fallu reconnaître rapidement cette évidence : Pas de vagues le film, N’EST PAS Pas de vagues la bande-annonce.

…Et puis, surtout – et je pense qu’il serait salutaire de le crier haut et fort par simple esprit de justice – Pas de vagues s’avère en définitive être une bien meilleure proposition que La salle des profs, non seulement en termes de cinéma, mais aussi en termes d’amorce pour alimenter une réflexion sur le sujet du malaise enseignant actuel.

D’ailleurs, sitôt se risque-t-on au petit jeu des comparaisons que le bilan devient très vite embarrassant pour le film d’Ilker Çatal, tant le long-métrage réalisé par Teddy Lussi-Modeste le surclasse sur tous les points.


La seule scène d’intro de ce film remet pas mal de choses d’équerre.

Scène de cours. La leçon ressemble à une vraie leçon. Le prof ressemble à un vrai prof. La classe ressemble à une vraie classe. Ô surprise : j’apprends en rentrant de ma séance que Teddy Lussi-Modeste est un ancien prof. Comme quoi, savoir de quoi on parle, ça aide déjà un peu.

Notons également que les compétences de Lussi-Modeste sont loin de s’arrêter à ça. Epaulé à l’écriture d’une Audrey Diwan qui, à défaut d’avoir le sens de la mesure a toujours eu le sens du rythme et de la synthèse, Lussi-Modeste produit d’entrée un enchainement rapide et fluide qui a le mérite d’amorcer immédiatement la tension ; de poser l’affaire.

Pratiquement tout ce qu’on a vu dans la bande-annonce est déjà balancé dès les cinq premières minutes, et pour le reste lors du premier quart d’heure. Et là où la bande-annonce nous fourvoie particulièrement, c’est qu’en ne sélectionnant que des petits fragments à droite et à gauche pour stimuler la sensation, elle dénature des scènes qui, dans les faits, se révèlent plutôt subtiles dans leur approche.


Dès le départ, on est tout à l’opposé de cette approche caricaturale opposant le gentil prof isolé victime de la foule d’enfants tyrans et d’adultes démissionnaires. On pose juste les enjeux de chacun, les mécaniques propres au déroulé d’un cours magistral dialogué (et ses imprévus), et surtout l’avènement et la gestion de ces incidents qui sont inhérents à toute vie en société.

Et là où, d’ailleurs, le dispositif de Pas de vagues va se révéler d’emblée beaucoup plus efficace en termes d’immersion que celui de son homologue allemand, c’est que tout le monde – au début du moins – s’efforce d’agir le plus intelligemment possible. Tout est fait pour éviter l’envenimement, aussi bien individuellement que collectivement (le collectif : ce grand impensé de La salle des profs), si bien que le piège n’en devient que plus suffocant tant il est en mesure de nous impliquer davantage grâce au classique « mais qu’aurais-je pu bien faire d’autre à sa place ? »


Cette subtilité et cette pertinence, on ne la retrouve d’ailleurs pas que dans l’écriture scénique du film. Outre l’interprétation – très bonne au demeurant (adultes et adolescents confondus, sans exception) – j’ai surtout été surpris de retrouver, dans ce Pas de vagues de réels gestes de cinématographie ; gestes qui participent clairement à le distinguer de pas mal d’autres œuvres qui se contentent généralement de se reposer – non sans paresse – sur des codes naturalistes bien pauvres et bien arrangeants pour leurs auteurs qui espèrent ainsi récolter des lauriers de leur simple posture de pseudo-militant.

Pas de vagues ne cherche pas à nous étouffer que par la seule situation qu’il dresse, mais il cherche à le faire aussi par l’intermédiaire d’un cadre qu’il déplace progressivement et subtilement.


D’un simple changement de valeur de plan, une séance de lecture apaisante au milieu des arbres de la cour devient avec le temps un moment de vulnérabilité au sein d’un cadre fermé rappelant les rixes de prison. D’un simple changement d’angle, on délaisse l’arrière-plan riche de la présence de grands auteurs pour davantage insister sur le mur froid du béton à brut.

De la conversation au sein d’escaliers lardés de grilles, aux échappatoires sombres des parkings souterrains ; de l’alarme stridente aux musiques qui jaillissent de toute part et de toute poche, tout finit par reconfigurer le lieu de savoir en lieu d’incarcération. Et si le procédé pourra paraître facile au demeurant (j'en conviens), il a néanmoins le mérite de rendre sensible la bascule progressive du personnage principal.

Bref, vous l’aurez compris, des qualités, dans ce Pas de vagues, j’en vois quand même pas mal. J’en vois même d’autant plus que mon visionnage récent de la Salle des profs a généré chez moi un comparatif en sa faveur plus que flatteur.


Mais alors, dans ce cas, pourquoi ne lui attribuer qu'à peine la moyenne ?

Pourquoi aussi ce titre de critique, que certaines ou certains ont peut-être d’ailleurs déjà oublié ?

Eh bien tout simplement parce que cette question que j’ai posée d’entrée – se rapprocher du vrai, est-ce faire du cinéma plus juste ? – est clairement ce qui a fini par animer le visionnage que je me suis fait de ce film.

Parce que bon, au bout du compte, le simple fait que je trouve ce film juste dans sa manière de traiter le sujet et habile dans sa manière de le mettre en image, a-t-il suffi pour que je ressorte de là satisfait ; avec cette impression évidente d’avoir assisté à un bon film ?

Eh bien justement, pas tant que ça en fait…


Au fond, qu’a-t-il manqué ? …Ou histoire d’être plus précis : que m’a-t-il manqué ?

Il a suffi de me rappeler à quel moment j’ai commencé à décrocher pour trouver ma réponse. En ce qui me concerne, ça s’est joué sur le dernier quart. Jusqu’alors, le film avait su capter mon attention et mon immersion sans trop effort. Et, avec le recul, je me suis rendu compte que, s’il y était parvenu aussi longtemps, ce n’est pas parce qu’il avait su entretenir ses mécaniques de thriller social avec du « mais jusqu’où ça va aller » mais plutôt parce qu'il avait su le faire avec du « mais ça va aller ».

Car encore une fois, ça a été la grande force de ce Pas de vagues face à la Salle des profs. Dans le film d’Ilker Çatak, on sent bien que la situation n’est amenée qu’à dégénérer et que la pauvre Carla Novak ne pourra que se laisser engloutir (en même temps, comment pouvait-il en être autrement vue comment elle n’était pas douée).

Dans le film de Teddy Lussi-Modeste, la possibilité est ouverte jusqu’au bout que le personnage de Julien Keller s’en sorte. L’épreuve par laquelle il passe le déniaise, les masques dans son entourage tombent, et des failles qui lui sont propres sont révélées au point qu’il puisse décider d’agir dessus. Dit autrement, pendant les trois quarts du film, Pas de vagues n’est pas qu’un constat, il est aussi une histoire.

Une histoire avec un héros.

Une histoire avec plusieurs sorties possibles.

Une histoire qui est susceptible de raconter quelque chose au travers d’un parcours.


Jusqu’au trois quarts du film, Julien peut s’en sortir. Il démontre même qu’il a clairement acquis des clefs pour potentiellement retourner la situation à son avantage.

Mais que décide de faire ce film pour conclure ?

II décide de rester à l’état de constat alarmant. Il s’arrête au moment où Julien craque, sans aller au-delà.

Tragique erreur.

Alors attention, je ne dis pas que le film aurait dû se terminer de manière diamétralement opposée.

(Une fin où, par exemple, Julien finit par obtenir gain de cause sur tous les points, et tout repart comme avant, avec un Julien heureux.)

Disons plutôt que je regrette qu’il n’ait pas pris la peine d’être un film qui raconte une histoire jusqu’à son terme.

(J’entends par-là qu’il aurait été intéressant a minima de boucler le cycle de toute cette affaire. A un moment donné, Julien aurait forcément été amené à se faire mettre en arrêt ou bien à demander une mutation. Dans les deux cas, une nouvelle rentrée scolaire aurait rebattu les cartes : Julien serait parti d’un nouveau départ. Et là, ça aurait été intéressant de constater ce que l’épreuve a laissé sur le héros. Est-il plus froid ? Plus distant ? Se contente-t-il de faire des cours plus prosaïques qui ne l’exposent certes plus mais qui ennuient tout le monde, élève comme lui-même ? )

Faire en sorte que la conclusion réponde à l’introduction aurait alors été une habile manière de boucler la boucle et d’ouvrir un champ de réflexion plus vaste. Il y avait un choix à faire ici, il ne l’a pas été.

Cette conclusion, pour moi, c’est vraiment une solution de facilité.

On n’ose pas tirer de bilan. On n’ose pas aller jusqu’au bout de ses choix.

On joue d’une conclusion sensationnaliste qui réduit brusquement une démarche dynamique à une simple lecture statique.

A noter d’ailleurs ce triste constat : au fond, ce Pas de vagues se conclut un peu de la même façon que la Salle des profs (et ce n’est pas un compliment).


En somme, tout ça pour dire quoi ?

Bah tout ça pour regretter ce qui, définitivement, gangrène selon moi un certain type de cinéma.

Désormais, sitôt traite-t-on de société, que des figures imposées tendent à devenir de plus en plus automatiques Et si ce Pas de vagues présente certes ce véritable mérite d’être parvenu à se libérer de certaines d’entre elles, force est malgré tout de constater qu’il s’est laissé prendre par pas mal d’autres.

Faire du cinéma social, ça reste faire du cinéma. Ça reste une démarche d’artiste et d’auteur. Or sitôt un genre se formate-t-il trop qu’il ne laisse plus suffisamment de place à l’auteur et à son regard.


Vouloir montrer le vrai, c’est une chose. Mais vouloir montrer ce que l’on voit, ç’en est une autre.

Le cinéma est surtout adapté pour le second plutôt que le premier,

Et il s'agirait, pour nos auteurs, de ne jamais l'oublier...

Créée

le 27 mars 2024

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