S’il fallait imaginer un spectre allant du plus lumineux au plus sombre, un spectre donc sur lequel répartir les films de David Lynch, Une histoire vraie aurait sa place à l’une de ses extrémités (lumineux) tandis que Twin Peaks: Fire walk with me aurait sa place à l’autre (sombre). Entre les deux, une dizaine de chefs-d’œuvre oscillant entre rêveries apaisées et ténèbres sensorielles. Œuvre totalement à part dans la filmographie lynchienne (pour le coup, ce serait presque elle qui ferait figure d’intruse, d’anomalie inclassable au milieu des Eraserhead, des Lost highway et autres Mulholland Drive), Une histoire vraie s’empare d’une… histoire vraie pour en faire une ode à l’attachement filial. À la vieillesse, au temps qui passe et à l’angoisse de la mort. À l’Amérique rurale, cette Amérique des champs de blé, des grands espaces et des ciels vastes.

Écrit par Mary Sweeney, monteuse attitrée de Lynch à partir de Twin Peaks, le scénario d’Une histoire vraie s’inspire du récit d’Alvin Straight qui parcouru environ 400 kilomètres (entre Laurens, Iowa, et Mount Zion, Wisconsin) en tracteur de jardin pour rendre visite à son frère, victime d’une crise cardiaque, qu’il n’avait pas revu depuis une dizaine d’années. Pourquoi ? Pour une querelle aussi vieille que la Bible, dira Alvin. Une querelle dont on ne saura l’origine, et Alvin évoquera Abel et Caïn, évoquera la colère, la vanité et l’alcool. Mais tout ça n’a plus d’importance désormais. Alvin veut faire la paix. Alvin veut s’asseoir avec son frère et regarder les étoiles comme avant. Comme quand ils étaient gamins.

Chronique d’une réconciliation tardive, chronique d’une trajectoire, directe et «droite» (straight), d’un point A à un point B, mais pleine de micro péripéties, d’arrêts et de rencontres (et même d’un retour à la case départ), Une histoire vraie prend le temps d’accompagner son personnage dans son lent périple vers le pardon. D’ailleurs ce n’est pas l’arrivée qui compte dans Une histoire vraie (le face-à-face entre Alvin et Lyle sera expédié en trois minutes chrono, et pourtant ce sera complètement bouleversant), mais bel et bien le voyage. Lynch, adoptant le rythme de déplacement d’Alvin (à peine plus rapide que la marche à pieds), y filme les nuages et les orages, les feux de camp et les bruissements de l’air, les paysages et les visages.

Il filme surtout celui de Richard Farnsworth, d’une beauté creusée de tant d’histoires, d’autant de rides que de vestiges hollywoodiens, lui qui tourna pour Curtiz et Hawks, DeMille et Mann, Kubrick et Eastwood. Et Lynch de faire d’Alvin/Richard une sorte de messager des temps anciens, un vieux sage prodiguant, à travers la campagne américaine apparaissant, se dissolvant en fondus enchaînés telles des rimes visuelles, la bonne parole («That bundle, that’s family», «The worst past of being old is remerberin’ when you was young», «There’s no one knows your life better than a brother»…) à qui voudra bien l’entendre (une jeune fugueuse enceinte, un groupe de cyclistes, deux frères garagistes, un prêtre…).

Loin de ses cauchemars habituels, Lynch s’offre une parenthèse enchantée et bucolique débarrassée de la moindre bizarrerie (encore que cette femme percutant un cerf chaque semaine avec sa voiture se pose là en matière d’excentricité), donnant l’impression de se recentrer sur l’humain dans sa plus humble expression (Elephant man, sur le spectre, serait là, juste après Une histoire vraie). Même la musique d’Angelo Badalamenti, magnifique (écrire cette critique en écoutant Laurens walking en boucle, un dimanche matin au calme avec un bon café chaud, c’est du bonheur…), participe à ce sentiment de belle simplicité, d’une essentialité retrouvée.

Mais on ne se refait pas : on remarquera, disséminés ici et là, quelques motifs lynchiens venant rappeler chez qui on a mis les pieds. Il y a l’usine qui gronde d’Eraserhead, le jet d’arrosage dans le jardin de Blue velvet, le feu de Sailor et Lula, la ligne jaune des routes américaines de Lost highway, l’ouverture sur l’infini étoilé de Dune, la fermeture sur l’infini étoilé d’Elephant man… Et si les larmes ne vous montent pas aux yeux lors des retrouvailles d’Alvin et de Lyle, désolé, mais vous êtes un robot. Parce qu’il faut voir le visage de Lyle (grandiose Harry Dean Stanton qui, en trois minutes de présence à l’écran et deux lignes de dialogue, atomise le game) saisi par l’émotion quand il comprend ce que son frère a accompli pour lui. «Did you ride that thing all the way here to see me?». «I did, Lyle». Silence. On encaisse, on regarde le ciel, on admire les étoiles. C’est beau. C’est fini.

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le 15 mai 2024

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