Dans ce court essai sur Don Quichotte (Éditions Verdier, 2003), issu de conférences données au banquet du Livre de Lagrasse et aux universités de New-York et Princeton à la fin des années 1990, Juan José Saer souligne que Don Quichotte est le texte fondateur de la littérature moderne, car il signe la destruction de l’épopée, la fin du héros épique qui gagne du terrain sur tous les plans à mesure que ses aventures adviennent, et la naissance du roman moderne occidental et sa morale d’un échec inéluctable.
«Au-delà de la diversité apparente des épisodes qui se succèdent, le Chevalier à la Triste Figure est, pourrait-on dire, toujours au même endroit, dans l’impossibilité, en définitive, d’atteindre quelque lieu que ce soit. L’illusion du déplacement occulte le fait essentiel de l’histoire, à savoir que sur le plan de son évolution intellectuelle et morale, et au regard de sa capacité à modifier la réalité – c’est ce qui l’a poussé à se mettre en route -, Don Quichotte en est toujours au même point.»
Lecteur infatigable, Saer évoque la mort du héros épique et l'impossibilité d'avancer au travers de nombreux grands héritiers du Quichotte, tels que Laurence Sterne ("Tristram Shandy"), Gustave Flaubert ("Bouvard et Pécuchet") ou encore Franz Kafka, par le biais d’un court texte intitulé "Le Silence des sirènes".
«Or, les Sirènes possèdent une arme plus terrible encore que leur chant, et c’est leur silence. Il est peut-être concevable, quoique cela ne soit pas arrivé, que quelqu’un ait pu échapper à leur chant, mais sûrement pas à leur silence.» (Franz Kafka, Le Silence des sirènes)
Cette analyse passionnante du Quichotte entre en résonance avec l’œuvre de Juan José Saer, avec l’immobilité de ses personnages face à une réalité insaisissable et écrasante, recouverts de l’ombre du désenchantement envers l’épopée sanglante de la fondation de l’Argentine, et envers un matérialisme contemporain vide de sens.
«C’est ainsi que nous pouvons conclure en ces termes : dans notre société qui, nous devons le reconnaître, se trouve en ce moment un peu à la dérive, seule la sphère matérielle fonctionne comme référence de la réalité, et comme l’origine, la finalité, l’étendue et la nature intime de ce qui est matériel nous échappe, nous avons l’impression d’avoir perdu le sens du monde ou que nous allons le perdre ou que nous étions déjà perdus avant même le début du temps et des choses. Don Quichotte, comme nous tous, est parti sur les chemins en essayant d’échapper non au chant envoûtant et prometteur des sirènes mais à leur silence. Nous aussi nous aimerions bien trouver quelque chose qui aille au-delà de ce silence, mais de toute évidence, nous avons oublié, peut-être pour toujours, notre capacité à forger le pacte symbolique qui nous permettrait de rompre ce silence, qui est universel, même si quelques-uns, au prétexte d’avoir entendu le chant qui désormais n’est en réalité que légende, font de cette connaissance supposée la justification, invérifiable à tout point de vue, de leur instinct de domination. Désormais, tant que dureront la mer, l’air et les étoiles, nous continuerons à vivre dans le silence des sirènes, nous débattant dans la réalité matérielle brute, pataugeant dans le marais de l’empirique.»