Nostromo
8.1
Nostromo

livre de Joseph Conrad (1904)

Bolivar disait : « L’Amérique est ingouvernable, ceux qui ont travaillé à son indépendance ont labouré la mer », ces mots du général vénézuélien, ont l’air d’avoir été repris par Joseph Conrad pour que celui-ci les mûrissent, pour enfin leur donner une forme romanesque ― un pays imaginaire, le Costaguana. Est-ce que ce roman parle de l’Amérique ? Oui et non. Est-ce que le Costaguana est le miroir des tensions politiques qui existaient dans le continent, au 19e siècle, ce n’est pas inexact ; mais c’est bien l’image ― labourer la mer ― qui est ici la donnée la plus importante. Une vue de l’esprit presque Tolstoïenne par son pessimisme, s’appliquant à une perspective de guerres sanglantes, de combats toujours recommencés, mais aussi de combats intérieurs chez les personnages de Nostromo. Les tensions, les décisions sont naturellement portées à échelle humaine, à échelle morale ― comme Conrad en a l’habitude ― et ici avec une impressionnante habileté narrative. C’est peu dire que j’ai adoré. La forme n’en reste pas moins complexe.

On a tout d’abord le sentiment d’un survol ― comme s’il s’agissait là d’une chronique historique du Costaguana ― sans oublier d’accorder une attention brève mais délicate aux caractères, se reflétant chacune dans leur propre trajectoire. Puis on virevolte, à grands coups d’ellipses, puis on retourne en arrière : la charge de la narration se déplace d’un personnage à l’autre. C’est en adoptant leur point de vue, leur lecture des événements que l’on saisit ces caractères plus efficacement que des détails psychologiques ne le feraient. Ces personnages se rappellent certains épisodes, tantôt pour nous les rebriefer, tantôt aussi pour que l’on voit que certaines choses leur ont échappé. Mais on a cependant que rarement cette petite avance sur eux. Au cœur de ce tourment politique, leur présent avance vite, ils essaient fébrilement de ramasser les morceaux du passé pour les accorder avec leur prévision : untel est-il mort ou vivant ? où se trouve le trésor, fruit de l’exploitation d’étrangers, enjeu principal de ce conflit entre républicains et nationalistes ?

En fait de contenu politique, il n’y a ni idéologie ni grands discours (c’est amusant mais les seules petites traces, dans la bouche de certains personnages, n’y sont généralement que pure démagogie). Tout est resserré à l’essentiel, dans des choix très individuels. On comprend ces personnages dans de sombres dilemmes et extrémités : leur rapport au devoir, à l’or ― une malédiction! ― à toute forme d’esclavage insidieux de leur volonté. Les différents arcs narratifs mènent à un même faisceau de questionnements, de chaînes à briser, sur fond de drames humains et d’eaux labourées.

Lu du 11 avril au 1er mai 2024 - traduit de l'anglais par Paul le Moal - 526 pages (Gallimard - Folio)

Elouan
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le 2 mai 2024

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