Il y a à peine dix ans, je n'aurais jamais cru que Ricky Gervais trouve de son vivant un digne successeur à l'humour social réaliste et corrosif qui a fait sa marque ; et que dire, alors, de mes doutes de voir cet hypothétique élève se hisser au niveau du maître ? Comment même imaginer que celui-ci finisse par se matérialiser sous la forme de la caustique Blanche Gardin, dont je n'étais jusqu'alors pas très friand de l'humour (peut-être un peu trop trash et vulgaire à mon goût, ce qui n'est pas peu dire vu mon niveau habituel) ? Tant de questions, quelques réponses.


Une réponse, déjà : Blanche Gardin est une formidable trompeuse. La délicate émulsion d'autofiction et de "mockumentary" que constitue sa série ne faillit jamais, le long de tous ses 9 épisodes, à imposer une rigueur formelle exemplaire. Rien ne trahira la pure invention de ce qui est montré. Ni le jeu de son interprète, ni la profonde crédibilité des acteurs incarnant son entourage (il me paraît plausible de finir la série en étant persuadé que les acteurs interprétant sa famille sont sa vraie famille), ni la justesse et la spontanéité de dialogues incroyablement vivants. Paul Moulin, Françoise Gazio, Delphine Baril et tant d'autres sont tellement à leur aise que leur jeu est indétectable. Il faut dire aussi que Gardin a parfaitement su poser des vrais pions au milieu des faux, comme les humoristes Aymeric Lompret ou Doully dans leurs propres rôles ; le génie du rire US Louis C.K. avec qui elle partageait vraiment sa vie à l'époque ("c'est très important pour moi que tu te sentes mal pour ce que tu me fais", lui dit-elle dans ce qui est l'un plus géniaux sommets de gêne de cette série) ; et sa chienne, tant qu'à faire.


Une réponse, encore : comme chez Gervais, le rire n'est rien sans les larmes. La beauté n'est rien sans la laideur. Et l'on n'est pas vraiment soi-même tant qu'on n'a pas appris de rire de soi. Aussi "La meilleure version de moi-même", comme The Office UK, n'est pas tant une comédie qu'un mélange de comédie et de drame, où bouillonnent diverses formes d'humanité dont l'expression est perpétuellement empêchée par la difficulté de chacun à exister à soi et aux autres. Le fait que Blanche Gardin s'y désigne elle-même comme une bourgeoise avilie par des pulsions narcissiques, destructrices pour elle-même comme pour autrui, donne lieu à des scènes qui prennent le temps de creuser la gêne, le malaise social, toujours à l'extrême limite de l'explosion ; mais qui, surtout, permettent aux autres personnages de s'épanouir à l'écran. Quand Gervais était le manager inique de son entreprise, Gardin est la manager inique de son entourage : en rapportant tout à elle, en recentrant systématiquement les conversations autour de ses propres problèmes, en minimisant ceux des autres et en s'élevant généralement par le rabaissement d'autrui, elle fait se manifester des comportements toujours très intéressants, que la caméra sur l'épaule prend le temps de capter dans toute leur vérité, depuis le frère au recul teinté d'indifférence lasse, aux collègues à la sidération croissante, en passant par l'amie à l'inconsolable et très touchante peine. C'est là l'une des non moindres élégances de la série, qui accorde beaucoup d'importance à montrer les conséquences des comportements de sa protagoniste sur son entourage, avec un regard très psychologue, multiple, nuancé.


Une réponse, enfin : la démolition au bulldozer (et les finitions au pain d'explosif) des grandes causes prêtes à l'emploi de notre temps. A ce sujet, Blanche Gardin n'assène pas de vérité (c'est, en toute logique, le propre du faux documentaire, qui s'attarde sur une situation en particulier), mais apporte plutôt une façon de voir les choses. Quels sont les mécanismes présidant aux penchants narcissiques dans nos sociétés aisées ? Faut-il prendre pour argent comptant les concepts en vogue de bienveillance généralisée, de lutte contre le patriarcat et de discrimination positive ? Quels peuvent être, au moins dans certains cas, les facteurs amenant à embrasser ces causes ? Comment se manifeste l'exercice de leur pouvoir ? Blanche Gardin, dans la vie réelle, reflète l'image d'une personne animée par des valeurs de gauche. Le fait de la voir dézinguer des concepts défendus par ce qui serait, sur le papier, "son propre camp", nous donne à réfléchir sur certaines de ces nouvelles formes d'engagement. Moins que l'expression d'une forme de courage ou de bienveillance comme l'affirment, souvent avec véhémence, leurs défenseurs, ces valeurs pourraient plutôt dériver d'une forme aigüe de narcissisme, de souffrance psychologique et de paresse intellectuelle entretenus à demi-mot par des business finalement très capitalistes, à même de manipuler les plus vulnérables. Dans cette série, Blanche Gardin part en guerre contre une société de la bienveillance sur la pente raide d'une nouvelle forme de marxisme, où la pensée critique est réduite à néant par des vociférations agressives surjouant les émotions les plus extrêmes.


C'est peut-être sur ce dernier point que Blanche Gardin dépasse ses maîtres, donc : en ajoutant au documentaire une donnée politique et sociale entièrement assumée, très provocatrice et pourtant très affutée d'un point de vue purement psychologique, soutenue par une écriture et une interprétation d'une finesse survolant totalement le reste de la production française moderne, et qui va un cran plus loin que ses modèles anglo-saxons en basculant finalement vers une forme de tragédie particulièrement émouvante. "La meilleure version de moi-même" en devient une série engagée à sa propre façon, non seulement dans la dénonciation des travers de l'individualisme moderne (encore une fois, retour à Gervais) mais aussi dans la remise en question de valeurs qu'on pourrait penser être les nôtres, mais qui, quand poussées à des extrêmes niant en bloc toute possibilité de contestation, finissent par véhiculer des idées diamétralement opposées à ce qu'elles annoncent en surface. On a assez été mis en garde sur les dérives de l'extrême droite ; il est temps, aujourd'hui, de nous inquiéter de celles de notre propre camp. Quel autre programme moderne peut se targuer de pousser à une telle réflexion ?

boulingrin87
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le 5 mai 2024

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Seb C.

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