État limite
7.6
État limite

Documentaire de Nicolas Peduzzi (2023)

Entre une péniche amarrée sur les rives de la Seine et un solide immeuble implanté en banlieue parisienne, celui des deux bâtiments qui tangue le plus n’est pas forcément celui qu’on pourrait croire. Nicolas Philibert, en plein confinement, tournait Sur L’Adamant, le documentaire qui marque son retour vers la psychiatrie, après le magnifique La Moindre des choses(1996) : à bord de L’Adamant, il filme un microcosme de psychiatrie humaine, détachée des diktats de rendement et du règne exclusif de la chimie. Tourné dans la même période mais sortant en salle quelques mois après, le troisième long-métrage de Nicolas Peduzzi, après son magnétique Ghost Song (2021) et Southern Belle (2018), piste l’unique psychiatre de l’Hôpital Beaujon, à Clichy, depuis que le service attaché à cette spécialité s’est trouvé fermé : secondé, pour toute aide, par quelques internes et étudiants en psychiatrie, Jamal Abdel Kader doit faire face à tous les besoins, toutes les urgences, en courant d’un service à l’autre. Les deux documentaires, finalement, se donnent la main et nouent un dialogue infiniment fécond l’un avec l’autre, explorant chacun les deux extrêmes de ce qui peut se pratiquer dans la psychiatrie contemporaine en France. Un seul point commun, mais d’importance : l’exigence d’humanisme, car Jamal Abdel Kader, né et élevé en France, presque au cœur d’un hôpital, par deux parents d’origine syrienne et eux-mêmes médecins, ne désarme pas.

S’ouvrant sur la reprise d’une harmonieuse musique classique empreinte de nostalgie, la puissante partition de Gaël Rakotondrabe évolue rapidement en une composition guerrière qui donne le ton, épousant le montage tonique de Nicolas Sburlati. À travers les entretiens avec collègues et patients, apparaît ainsi clairement ce qu’expose le documentaire et ce qu’il entend dénoncer : le manque de moyens alloués à l’Hôpital Public, les conséquences sur la qualité des soins prodigués et donc, très directement, sur la santé des patients, mais aussi, à peine moins directement, sur la santé, physique et mentale, des soignants ; surmenage, burn-out, sentiment d’une perte de sens, perte de foi en une vocation première, et surtout en la notion de Service Public… Derrière cet éclatement généralisé d’un système, le cynisme absolu de ceux qui l’organisent, au nom de la seule rentabilité, dans le seul culte des chiffres comptables. Et le réalisateur ne se prive pas de faire par moments éprouver ce séisme à l’image, au moyen d’une caméra portée dans les premières scènes puis, en virgules cinématographiques, par quelques plans tremblés, dédoublés…

Face à cette menace d’une perte de sens, en guise de « Barrage contre le Pacifique », mais barrage mobile, se déplaçant partout pour colmater des brèches, poser des rustines, apporter un peu de réconfort, entrouvrir la possibilité d’un futur, la silhouette à la fois mince et solide de Jamal Abdel Kader, arpentant les couloirs, montant ou descendant les escaliers internes, externes, malgré le mal de dos qui s’installe, et restant longuement auprès de chaque patient, tout en vilipendant, ensuite, les injonctions de rentabilité par lesquelles on le houspille.

Car là réside la seconde richesse du film, au-delà de la clarté de son message et de sa protestation : dans le plaisir qui est montré, et dans la présence-conscience finalement assez paradoxale du Docteur Abdel Kader. À la fois une immense lucidité sur la réalité de la situation et une foi qui, quoi qu’il en dise, ne faiblit pas et s’avive peut-être même au contact de la difficulté. Une foi qui doit en animer plus d’un dans l’ensemble du Service Public, de l’Hôpital à l’Education ; tous ceux qui refusent de céder aux injonctions hypocrites (beaux discours / réalité sordide) et de bâcler une mission en laquelle ils croient. Comme s’il était urgent, face aux raisons de désespérer, de combattre d’autant plus vigoureusement le désespoir. Dans le cas de ce médecin psychiatre, il apparaît que c’est dans le temps accordé aux patients qu’il puise le renouvellement de sa propre énergie. Le temps, dès lors, cesse d’être un temps de travail, pour devenir un temps humain, un temps soustrait aux exigences de rentabilité, à la rigidité du cadre. Le temps de travail, penché sur un lit, un brancard, devient un temps de respiration, un temps soustrait au temps, un temps qui peut oublier le cadre pour ne se centrer que sur l’essentiel, l’enjeu de tout ce combat : l’humain. Le temps pris s’est fait temps oublié, oublié dans sa dimension de temps. Suprême victoire sur le tic-tac de l’horloge comptable… L’image traduit cet effet de suspension du temps en intégrant alors des photographies de ces temps arrêtés. Rupture formelle clairement assumée et qui en dit long sur ce détachement d’un défilement obligé.

Entre dénonciation et dégagement d’une ligne de fuite, État limite dresse ainsi le portrait d’un héros moderne qui, sur un mode finalement très sartrien, prouve que, même sous la pire des contraintes - toutes proportions gardées, en réalité -, même au sein d’un système qui a fait les choix les plus condamnables, l’individu conserve une liberté présentant des capacités de résistance insoupçonnées. « Le Roi est [peut-être] mort », mais les hommes ne le sont pas encore. 



Critique également disponible sur Le Mag du Ciné :

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AnneSchneider
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le 19 mai 2023

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Anne Schneider

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