Ce recueil est constitué de cinq récits, écrits entre 1889 et 1892, présentés dans l’ordre chronologique de leur écriture. Un choix discutable, car à mon avis le premier de ces récits Le bouddha d’amour (Fûryû-butsu - 1889), est le meilleur des cinq, en particulier par la richesse des thèmes qu’il aborde. Aussi bien écrit que conçu, il entretient le suspense d’une manière à peine croyable, en enchainant les rebondissements. De plus, l’auteur (Koda Rohan) se montre d’une grande subtilité. Avec un savoir-faire remarquable, il s’arrange pour rester respectueux de ce qu’on attendait traditionnellement d’un écrivain Japonais, tout en affirmant sa manière et ses préoccupations. En effet, il brode sur des thèmes bien balisés (l’amour, le pouvoir et l’argent, les relations entre l’art et la vie), en divisant son récit en plusieurs chapitres et sous-chapitres comportant des titres annonçant à chaque fois ce qu’il va se passer. Il fait référence à de nombreuses œuvres et personnages classiques (réels et fictifs), et n’oublie pas de citer quelques maximes populaires pour placer son public en terrain familier. Quelques exemples pour se faire une idée « Dans ce monde, le tigre féroce est raillé par le singe juché sur l’arbre et peste contre la distance qui sépare leurs positions » puis « En Occident, on appelle « peinture » une poésie sans paroles mais avec des couleurs, et « sculpture » une peinture sans paysage mais qui incarne une âme » et aussi « Un dicton dit qu’on ne pêche pas toujours des poissons sous un beau saule. En revanche, on sort parfois d’un bouillon de palourdes une véritable perle ! » Une réussite éblouissante.

Shuun jeune maître-sculpteur bouddhique entreprend un pèlerinage vers Nara pour se perfectionner dans son art. En chemin, il s’arrête dans une auberge et le hasard lui fait rencontrer une jeune femme. Après diverses péripéties, il se retrouve seul à déplorer son amour qu’il considère désormais comme impossible. Parce que c’est ce qu’il sait faire, il a sculpté avec le plus grand soin, une statuette à l’effigie de sa bien-aimée et il lui parle comme si la jeune femme était avec lui. L’aubergiste qui déplore la situation, finit par le mettre en garde : d’après lui Shuun est amoureux d’une image. Suffisamment ouverte, la chute permet d’imaginer encore d’innombrables conclusions, même heureuses à cette histoire marquante.

Plus court, le second récit Face au crâne (Taidokuro - 1890), nous montre une autre situation amoureuse avec comme voyageur cette fois-ci, l’auteur en personne qui se met en scène afin de nous livrer sa philosophie de l’existence. Il n’intervient que peu car, finalement, le récit de celle qu’il rencontre constitue l’essentiel du texte, dans un récit à tiroirs, genre que l’auteur affectionne particulièrement. En effet, dans le récit de la jeune femme, il est question d’une lettre laissée par sa mère, lui dictant sa conduite de femme retirée du monde pour fuir la compagnie des hommes (il faudra imaginer pourquoi). L’auteur affectionne également les dilemmes impossibles, puisque l’un d’eux constitue le ressort du cinquième récit La pagode à cinq étages (Gojûnotô, 1891-1892)

Ici, une jeune femme rencontrée par hasard au moment où le voyageur comprend qu’il va devoir s’arrêter pour la nuit, lui offre le gîte et le couvert. Quand le voyageur réalise que la femme lui a laissé le seul lit dont elle dispose, il se trouve tellement gêné qu’il lui demande de reprendre sa place, lui dormira dans un fauteuil. Mais ce qui est promis est promis, ce qui amène la femme à suggérer qu’ils dorment tous deux dans le lit. Mais pour lui c’est impossible, dans ces conditions il ne saurait résister à ses charmes.

Dans le cinquième récit, ce sont deux architectes qui se trouvent confrontés à un dilemme. Chacun d’eux a l’ambition de s’occuper du projet de construction de la pagode à cinq étages. Le premier est un homme à la réputation si bien établie qu’il se trouve être le candidat naturel retenu logiquement par l’abbé. Le second est un homme à la réputation douteuse que le premier a bien voulu conserver dans son entourage par honnêteté, mais qui semble peu adapté à la grandeur du projet. Par contre, en son for intérieur, il se sent au moins aussi capable que son concurrent de mener à bien le projet, le seul qui puisse lui permettre de donner sa pleine mesure et d’établir la juste réputation qu’il mériterait.

Voyant la motivation de ces deux concurrents, l’abbé considère qu’il ne veut pas choisir l’un au détriment de l’autre. Il leur demande de se mettre d’accord entre eux : début d’une série de péripéties qui mettront en valeur toutes les conséquences psychologiques de cette situation. On en saura ainsi beaucoup plus sur les personnalités des uns et des autres, ainsi que sur tout ce qui influe dans les diverses relations. Du pouvoir dans les relations de travail, d’amour et d’amitié, dans une histoire ponctuées de 35 courts chapitres. Là aussi, de nombreux rebondissements pour illustrer des thèmes qui se combinent : la réputation dans son travail, l’opportunisme et l’ambition, l’honneur, l’amour et l’amitié.

Assez court également, le troisième récit Venimeuses lèvres de corail (Dokushushin - 1890) est la confession d’une autre jeune femme retirée du monde, par amour pour un homme défunt. Nettement plus anecdotique que les autres, ce récit montre une influence de la culture hindoue, avec la description d’un homme aux multiples talents apparents.


Également anecdotique et relativement court, le quatrième récit La lettre cachetée (Fûjibumi - 1890) décrit les affres d’un ermite retiré dans les montagnes par choix d’une vie d’ascèse. Dans une sorte de fulgurance révélatrice, il comprend que son choix de vie, contrairement à ce qu’il pensait, relève de l’égoïsme. Plutôt que de fuir les tentations matérialistes de la vie en société, il a fui ses responsabilités familiales et il pourrait se trouver condamné à en payer les conséquences éternellement.


Il est donc souvent question de voyageurs, ainsi que de personnes vivant retirées du monde, mais aussi des rencontres de hasard, d’amour, d’ambition et de dilemmes. Ce recueil balaie ainsi beaucoup de thèmes fondamentaux. Si deux des cinq récits de l’ouvrage sont quelque peu anecdotiques, les deux plus longs font partie de ces œuvres intemporelles qui marquent durablement les esprits et justifient le statut de classique de l'ensemble.

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le 30 avr. 2024

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