Le temps joue contre ses personnages, avec un peu d'ironie on pourrait y déceler un écho avec l'existence même de leur créateur Charles Williams. Arrivé trop tard pour faire partie des pères du roman noir américain (Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou Jonathan Latimer), parti trop tôt pour avoir une place réservée à leurs côtés. En revanche, Williams n'a pas manqué son créneau chez la seconde génération, avec Jim Thompson ou Chester Himes. Prenez le burlesque (et fantastique) Bikini de Diamants, arrêtez vous sur Hot Spot, et ajoutez-y La Fille du marais, vous trouverez un dénominateur commun aux œuvres : la femme, motif d'espoir et de chaos. Pas très original ? Question de style. Sur ce plan, considérons Jim Thompson et Charles Williams comme les deux facettes de la même pièce, les annonciateurs d'obsessions qui hanteront plus tard les polars de James Ellroy (illustre limier de la 3ème génération). Thompson prenait soin de nous fourrer dans la tête d'un shérif manipulateur, d'un psychopathe ou d'un magouilleur ravagé. Williams, lui, avait à cœur de coincer un narrateur intradiégétique noble, à tout le moins respectable, dans cette machine infernale appelée fatalité.

À ce niveau, La Fille du marais est un modèle de narration. Les 100 premières pages ne contiennent pas une once de zèle. Personnage principal, sa femme, son patron, ses collègues, son quotidien, l'évènement fondateur qui va tout bouleverser,...Un tiers du livre et la question du qui, du quoi et du pourquoi est réglée. L'avantage de faire la route avec la voix de son héros permet d'établir une relation fusionnelle avec le bouquineur, c'est que Williams a l'intelligence de les mettre au même niveau de connaissances. On sait ce que Jack Marshall sait, l'adjoint au shérif parvient même à sécuriser ses angles morts (interrogations, déductions, dangers potentiels). Conséquence : le comment tout cela va déraper nous prend par surprise. À partir de là, accrochez vos ceintures car vous n'êtes qu'à mi-parcours. En dehors d'un romantisme pas toujours très fin, l'écrivain va pied au plancher dans une fuite en avant perpétuelle (la métaphore du cauchemar/boucle inarrêtable, filant à travers l'œuvre). On suit, sans cynisme ni cruauté. On ne peut juste pas s'en empêcher, à l'instar du malheureux Jack. L'auteur se contente d'un légère pincée d'humour, le tension prédomine. Un exemple probant de cycle infernal, au suspense continu et truffé de (mauvaises) surprises. Quel pied. Ce roman seul présente une synthèse de l'artiste et de ses manières. Mort il y a presque 50 ans, Charles Williams conserve un statut d'outsider car moins populaire que ses camarades cités plus haut. Il ne tient qu'à nous, lecteurs, de réparer cette injustice. Le temps était le pire ennemi de ses héros, il reste le meilleur espoir de l'écrivain.

Activité sur La fille des marais