Se lancer dans la lecture d'une autrice prix Nobel de littérature a toujours quelque chose d'intimidant. Cela génère également des attentes particulières. Les premières pages du livre "Les Années" m'ont surpris, pour ne pas dire décontenancé - cette narration attendue qui n'arrive jamais vraiment, cette structure si particulière qui déroute d'abord le lecteur.

Mais une fois accoutumé à l'architecture singulière de ce livre, on se laisse bercer par la mélodie des mots et emporter par le flot de cette "autobiographie impersonnelle", comme la définit elle-même Annie Ernaux. Un flot inlassable qui mêle descriptions historiques, analyse sociologique et anecdotes personnelles, se déroulant sous nos yeux ébahis comme une frise chronologique bariolée et foisonnante. L'originalité profonde de l'œuvre réside dans cette capacité à transformer une mémoire individuelle en mémoire collective, à faire de l'intime le miroir d'une époque entière.

À travers un procédé d'écriture unique, alternant entre descriptions photographiques et souvenirs personnels, l'autrice tisse une toile narrative où l'intime et le collectif se confondent. En choisissant d'éviter le "je" au profit d'une narration à la troisième personne, elle transforme son histoire personnelle en une fresque sociale traversant six décennies d'histoire française. Son regard sociologique aiguisé saisit les transformations profondes de la société française, de l'après-guerre jusqu'à l'aube du XXIe siècle, à travers le prisme des objets quotidiens, des modes de consommation, des façons de parler et de penser. Dans la lignée de Roland Barthes qui, dans "Mythologies", dévoilait comment la société bourgeoise transforme "l'histoire en nature", Ernaux décortique les évidences de chaque époque, révélant comment les objets du quotidien, les publicités et les expressions toutes faites constituent autant de mythes modernes qui façonnent insidieusement notre perception du monde.

"Les Années" s'impose ainsi comme le témoignage poignant d'une époque où notre rapport à la mémoire se métamorphose radicalement. Loin de la madeleine proustienne et de sa quête d'un temps personnel retrouvé, Annie Ernaux capture le vertige d'une société où les souvenirs individuels se dissolvent dans le flux incessant des images médiatiques, des modes imposées et des commémorations officielles. Avec une lucidité désarmante elle nous rappelle pourtant que c'est précisément face à cette menace de dissolution que chaque instant vécu prend toute sa valeur - chaque joie fugace, chaque beauté éphémère, chaque moment de grâce arraché à l'oubli - quand bien même, au bout du compte, "toutes les images disparaîtront".

Activité sur Les Années