Cet album date des mêmes sessions qui ont produit Pitchin Can, il a été enregistré pour le label français America, puis réédité aux Etats-Unis par le label Prestige en 73. C’est le quatrième et dernier album de Shepp pour le petit label Français. Il faut dire que son aventure avec BYG s’est mal terminée, et que tous ces originaux qui aujourd’hui s’échangent à prix assez élevé ne se diffusaient alors qu’au compte-gouttes. Les fondateurs de BYG sont entrés en conflit avec Archie Shepp, celui-ci raconte :
« Je n’ai jamais signé de contrat pour les bandes d’Antibes. Le concert a été annulé mais BYG l’a maintenu. J ‘avais refusé que ce soit enregistré, malgré cela ils l’ont édité en inventant des titres à mes morceaux, je n’ai jamais touché un sou ! C’est passé d’Actuel à Monkey Records, maintenant ça s’appelle Charly Records. Claude Delcloo et Jean-Luc Young avait volé pas mal de bandes à Radio France, pareil pour Jean Karakos sur EMI. Ils ont transféré leur compagnie sur l’île de Man où ils sont intouchables. Je les ai poursuivis pendant des années. Ils ont tenté de s’attribuer les droits de Mama Rose etc. J’étais pourtant coéditeur de tous les titres».
Les jeunes musiciens de l’Art ensemble de Chicago suivront la même trajectoire, passant de BYG à America, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’on retrouve Joseph Jarman et Lester Bowie sur cet album. On le constate Archie Shepp n’hésite plus à s’associer à des musiciens venus d’horizons très divers, la jeune garde, bien sûr, mais aussi le hard- bop avec Philly Joe Jones et le blues avec Chicago Beau et Julio Finn. Il arrive sans difficulté à s’associer à tous ces différents styles et cette tendance s’accentuera dans les années à venir, alternant les purs joyaux et (parfois) les demi-réussites.
Al Shorter (frère de Wayne, donc) signe le premier des deux titres de l’album. Le rythme ici est lent, il figure une marche lourde, pesante et pour ainsi dire funèbre. Cette impression est augmentée par le jeu de piano de Bobby Few qui martèle sans cesse le clavier en suivant le rythme sourd de la grosse caisse, d’autant que les percussions ajoutent à l’ambiance en ne laissant aucun espace sonore propre à la respiration, seuls de dramatiques sonorités provenant des congas ou du piano s’échappent de ce rythme lancinant. Après un bref motif répétitif et grave joué par la basse, un chant, entre mélopée et cri, s’élève, porté par les accents sombres de la marche. Cuivres et anches se mélangent en un magma sonore plaintif d’où s’extrait le son lancinant du trombone de Clifford Thornton, suivi par celui du saxo de Jarman qui se lance dans un tortueux solo qui souffle sur la braise. Bientôt la plainte se change en cri, la disharmonie s’installe sous l’effet du souffle d’Archie Shepp qui désarticule la plainte, Al Shorter revient au blues, puis ponctue d’envolées cuivrées la masse sonore, Bobby Few accentue la perte de repère en jouant des lignes dissonantes… retour au rythme, aux envolées des cuivres. Muhammed Ali ne laisse aucune chance, impossible d’échapper à la sombre torpeur, il gardera le tempo sans faiblesse pendant les vingt-deux minutes que dure le morceau. Bob Reid avec son archet ajoute les frottements grinçants de la basse à la tension ambiante, le morceau s’achève ainsi sur un bref rappel bluesy du saxophone bleuté. Cette pièce s’inscrit parfaitement dans la lignée de la musique d’Archie Shepp de ces années là, peut-être la période la plus créatrice du saxophoniste, en tout cas cette plongée parisienne, de la fin des années soixante, entre blues et free est absolument merveilleuse, l’interprétation de Coral Rock en restera un précieux témoignage.
I Should Care est une reprise dans un registre très différent. Le très talentueux Bobby few procède à une relecture du standard, en trio, accompagné par la basse et la batterie. L’interprétation est très lyrique, entre blues et ballade, Bob Reid se montre un interlocuteur passionné et Muhammed Ali très sobre. Après cette longue introduction le reste du groupe s’invite en background, jouant le thème. La joyeuse compagnie nous quitte avec ce beau retour sur cette page de l’histoire de cette musique qui en figure une certaine intemporalité.