Dès lors que la pointe du diamant commence à caresser langoureusement les sillons roses du vinyle de ces « Crimes Passionnels » un phénomène magique se produit, comme une poussée d'hormone. Vous sentez des boutons emplis de comédon vous envahir le front. Un appareil dentaire fait irruption dans votre bouche. Un duvet tout doux apparaît sous votre nez se substituant à votre barbe de trois jours. La panique s'empare de vous quand vous réalisez que vous avez une interro de maths demain et que vous n'avez toujours rien révisé. Mais toutes vos pensées sont tournées vers cette fille, que vous connaissez à peine, et votre cœur bat la chamade, vos genoux tremblent, vos mains suent quand vous inspectez votre portable et que vous constatez, déçu, qu'elle n'a toujours pas répondu à votre SMS...
Alors que résonnent les dernières notes de « I Like It In The Dark », le morceau introductif au feeling très acid house et qui serait un tube planétaire dans un monde parfait, vous voilà déjà retombé en pleine adolescence. C'est l'effet Crorodiles !
Qualifiez-les comme vous voudrez : shoegaze, noisy pop, dream pop, indie rock, garage/glam, emo/punk... Vous pouvez même appelez ça bubblegum trash, en référence au titre d'une de leur chanson qui colle parfaitement à leur style, ce groupe ne fait de toute façon rien d'autre que de la musique adolescente. Pas exactement de la musique pour ado et encore moins de la musique par des ados, mais de la musique ado en soi. Qui en incarne les sensations, les confusions, les troubles identitaires, psychologiques et sociaux. Là où la rage, les pulsions sexuelles, la frustration et l’évanescence de sentiments jusque là inconnus sont les éléments moteurs d'une énergie et d'une vitalité qui ont parfois du mal à s'envoler aussi haut qu'elles le pourraient par peur de se brûler les ailes. Ce que joue Crocodiles c'est du rock & roll à fleur de peau, interprété avec cet entrain que seule la mélancolie adolescente peut générer. Avec en sus un fort penchant pour tout ce qui est interlope.
Ce groupe s'adresse aux sensibles, aux tourmentés, aux troublés, aux ados éternels, ceux pour qui la jeunesse n'a pas d'âge. Il ne les conforte pas dans leur marasme, pas plus qu'il ne se risque à leur dire que tout ira bien. Il leur donne simplement un moment de répit, pour oublier un instant, pour danser sous des néons roses et offre, au cas où, son épaule pour pleurer si l'envie s'en fait sentir malgré la fête. Un cœur tendre sous une épaisse couche de bruit blanc. Un chocolat au piment.
Les Crocodiles se rattachent à une tradition qui remonte à Buddy Holly, qui s'est poursuivie avec Dion & The Belmonts, les Shangri-Las, les "operas pour kids" de Phil Spector, certains « boys group » de Joe Meek, puis les Buzzcocks, les Boys, les Plimsouls, les Feelies, Hüsker Dü, Rites Of Spring, les Jesus & Mary Chain, les Smiths ou Nirvana... Le cœur des rockers a toujours su dire « je t'aime », contrairement à ce que pensent les cons.
Sur ce quatrième album les Crorodiles s'éloignent encore un peu plus que sur le précédent de leurs bases punk-rock. Pas de réapparitions non plus des influences psyché/kraut à la Black Angels/Spiritualized qui rendaient « Sleep Forever » si attachant. Le bon coté de la chose c'est qu'ils atteignent du coup un son qu'il leur est de plus en plus propre, tout en restant crade... (OK, je sors). « Crimes Of Passion » est peut être leur album le plus dense et cohérent qui peaufine davantage l'équilibre entre habillage bruitiste et fragilité pop. Leur quête de la mélodie parfaite prend le dessus et c'est tant mieux. C'est aussi celui qui s'aborde plus lentement. Ses qualités sont moins immédiates que sur les deux disques précédents. Il faut prendre le temps de le découvrir et regarder les chansons s’effeuiller petit à petit pour découvrir tous leurs atouts.
« Marquis De Sade » démontre tout leur savoir-faire grâce à sa mélodie géniale et son histoire d'amour trouble. Les claviers du refrain rappellent les Raveonettes, le fait que Sune Rose Wagner produise le disque n'y est pas étranger. Malgré cela il reste de plus en plus difficile de déterminer des influences précises. « Cockroach », son riff garage plein de reverb et sa rythmique groovy a tout du tube qui vous pousse mécaniquement à monter le son au maximum à chaque écoute. « Heavy Metal Clouds » est plus cloudy qu'heavy metal. Elle oscille constamment entre humeur sombre et éclaircies, tel un ciel d'octobre. « Teardrop Guitar » ressemble à un speed dating entre My Bloody Valentine et les Psychedelic Furs, ce qui en fait le moment le plus oubliable de l'album. Hélas, car le titre annonçait du grand Crocodiles. On a tous flirté avec une fille dont l'attitude nous laissait croire qu'elle était géniale et qui nous a vite fait déchanter après quelques rencards. La vie est ainsi faite multiples petites déceptions de ce genre.
« She Splits Me Up » est un autre tube. Mid-tempo cette fois, pour tous ceux qui aimeraient réentendre des slows, au milieu du disco. Les paroles parlent d'empathie, donnent une définition parfaite de l'Amour et mettent en garde contre ses limites, « My girl lives with so much pain / but she feels alright if I feel the same / and she splits me up ». Il n'y a pas d'amour heureux.
« Me & My Machine Gun » est plus farouche, elle met plus de temps à livrer ses atouts. C'est cette brunette timide du lycée avec qui vous n'aviez jamais échangé que quelques regards discrets et sourires pudiques et en qui sommeillait peut être la femme de votre vie mais dont vous êtes passé à coté pour l’éternité parce qu'elle n'aura jamais osé vous avouer ses sentiments et que vous, comme le con de votre âge que vous étiez, vous aviez des vus sur une autre, une greluche insipide juste plus maquillé et en mini-jupe.
« Gimme Some Annihiliton » et son histoire de vengeance c'est la petite frappe qui voudrait se faire passer pour plus dure qu'elle n'est vraiment. Qui fait mine de ne pas avoir de sentiment, uniquement parce que c'est qu'elle a cru apprendre du monde des adultes, mais qui ne dupe personne sur sa profonde fragilité. Nulle colère ne vient du néant.
« Virgin ». Pas besoin d'en rajouter. Si ce n'est qu'elle ne doit rien de plus à Madonna qu'à la fameuse multinationale du même nom. Elle se rêverait plutôt en fille prodigue de l'union entre John Hughes et Greg Araki.
« Un Chant D'Amour » enfin, hommage à Genet, ode à l'Amour réel seul capable de briser les murs et véritable chef d’œuvre de l'album, nous convie à aller se coucher. C'est la plus calme et triste du lot, le chant de Brandon Welchez y est plus bas qu'à l'accoutumée. Elle ressemble à une plage abandonnée au crépuscule où seul quelques couples restent là, enlacés, tentant vainement de retenir coûte que coûte un peu de ce bonheur en essayant de s'accrocher au clair de lune. C'est la ballade dont ont rêvé toutes les années 80. 90 aussi. Celle qui aurait réconciliée Felt, Chris Isaak, Galaxie 500 et les Pixies. Elle m'évoque ces moments de rêvasserie éveillée où l'on songe aux infinies possibilités d'un avenir radieux. Où l'on reste suffisamment conscient pour savoir que tout n'est qu'illusoire mais l'on veut juste demeurer là, dans cet état, encore un peu, parce qu'on ne s'est pas senti si bien depuis trop longtemps...
« There's nothing left of us / this World has torn us apart ». Fin.
C'est sûr, tant que les Crocodiles s'adresseront aux êtres sensibles, aux âmes solitaires et aux cœurs brisés, nous les suivrons.
La musique s'arrête. L'album s’achève. Vous voilà re-devenu vieux et con.