Ça fait vraiment un bien fou de se réécouter les débuts du Boss, je ne me souvenais plus que c'était génial à ce point-là, et Darkness on the Edge of Town ne déroge pas à la règle bien au contraire même. Surtout que c'est le genre d'album un peu compliqué, celui qui doit faire suite à l'immense succès et la vision publique et critique d'un accomplissement musical, ici Born to Run.
Et pour ne rien arranger, il aura quelques problèmes entre-temps, devant se séparer de son premier producteur pour enfin pleinement collaborer avec John Landau, ce qui finira en procès, gagné par le Boss.
Le bougre a surtout grandi durant ces quelques années, fini l'idéaliste et le rêveur des débuts, ce qui se ressent pleinement sur ses trois premiers albums, voilà l'homme accompli et réaliste, avec un regard désabusé sur le monde qui l'entoure, et c'est avec rage qu'il écrit ce nouvel album. Le changement se ressent dès la pochette, où le Boss n'est plus à sourire avec le regretté Clarence Clemons, il est seul dans une pièce plus glauque avec un regard qui en dit long sur ses intentions. D'ailleurs tant dans les paroles que la direction musicale, on ressent pleinement ce changement, l'album est plus posé, sombre et beaucoup moins chargé, notamment vis-à-vis de la production. Il se recentre autour des guitares, qui ont ici une haute importance, laissant un peu moins de place par exemple au saxophone tandis que sa voix rauque est prête à traduire ses pensées percutantes, et est à nouveau en totale osmose avec l'orchestration.
L'album est tout le long cohérent, les enchaînements sont fluides, l'ambiance crépusculaire, prenante et surtout sans aucune fausse note. Il ouvre le bal avec Badlands, chanson très springsteenienne avec un fantastique duel et guitares, avant que le sax ne règle tout lors d'un solo fort mémorable. Une petite pépite bien rock, directe, évoquant la vie et ses embêtements, qui fait déjà l'effet d'un petit uppercut quand on lance cet album. Il continue sur sa lancée avec Adam Raised A Cain, chanson à la fois sombre et énergétique, où il montre bien sa rage tout en étant, comme ses musiciens, inspiré, que ce soit à la création ou dans son jeu. Semblant plus calme, Something in the Night commence plus lentement mais continue d'accentuer l'ambiance sombre de l'album et on retrouve avec cette ballade toute l'émotion que le Boss est capable de procurer. Il nous présente ensuite Candy, avec Candy's Room, un autre des sommets de l'album (mais il n'y a quasiment que ça !), une remarquable chanson qui monte en puissance jusqu'à un final explosif, confirmant aussi que Born to Run est loin derrière le Boss. Les sept minutes qui achèvent cette première face avec Racing in the Streets sont magnifiques, et magistrales, une chanson plus calme, sobre mais surtout triste et mélancolique sans jamais tomber dans la mièvrerie. Il y évoque les courses de rues et les petits plaisirs de la vie, qu'ils soient dangereux ou non.
Que sont devenus le rêve américain et la terre promise ? Le Boss s'y attaque de façon énergétique et cynique avec The Promised Land, une chanson bien rock où il montre à nouveau sa science de l'arrangement, avec une composition que les notes de pianos et d'orgues, puis de guitares, harmonica et de sax viennent chacun leur tour sublimer pour en faire cette petite merveille. Le calme revient un peu avec Factory, où il évoque l'usine et le travail à la chaîne, avec un titre correct à défaut d'être mémorable, tout le contraire de Streets of Fire, aussi grandiose que triste où Springsteen se montre clairement désabusée alors qu'il évoque la misère et la solitude. Prove it All Night apporte une touche un peu plus joyeuse, avec un ton plus positif et même simpliste, elle n'en reste pas moins une chanson réussie, entrainante où l'on retrouve un peu le Bruce d'avant. Pouvait-il trouver meilleure conclusion que Darkness on the Edge of Town ? Chanson à la fois sombre et magnifique où il se montre émouvant à souhait jusqu'à un final mémorable et magistral. Des chansons qui donnent ce ton désabusé à l'album, alors que lui et sa voix rauque, toujours prête à hurler ou au contraire murmurer, sont à nouveau en alchimie totale avec le E. Street Band, chacun sachant sortir du rang lorsqu'il le faut pour apporter cette touche si unique et particulière à la musique du Boss.
Que dire de plus après cela ? Oui cet album, si ce n'est pas le plus connu de Springsteen (comme ses deux premiers), n'en reste pas moins l'un de ses sommets, un disque où il évoque toujours la vraie Amérique, ainsi que la misère avec puissance et émotion, dans une ambiance plus désenchantée. Il se montre inspiré, tant à la création qu'à la production ou dans son jeu, se recentre autour des guitares et piano et offre, avec son remarquable E. Street Band, un disque fichtrement génial et fantastique.