Quand j’étais tambour, une pièce me fascinait bien plus que les autres. C’était « Le train » de Dante Agostini. A travers une juxtaposition de rythmes complexes, s’entrecroisant et s’enchâssant, les instruments reproduisaient le son d’une locomotive à vapeur ; merveilleusement ingénieux, le morceau s’inspirait d’une source sonore brute, d’un bruit « impur » (et non d’une idée musicale) à émuler dans le but de générer une composition originale et aboutie. Les pulsations de ce cœur mécanique, battues sur les peaux tendues des tambours, rendaient parfois difficilement perceptible le tempo, tant les accents et ornements fichés çà et là se plaçaient à cheval sur les mesures. Le touche-à-tout Herbert Distel semble avoir ressenti, lors d’un trajet reliant Zurich à Berne, la même intuition que le batteur d’origine italienne, dans un esprit de musique concrète, en créant « Die Reise » (1984-85).
Cette pièce composée pour la radio n’est évidemment pas sans rappeler Pierre Schaeffer et sa célèbre « Étude aux chemins de fer » (1948), œuvre décriée par les compositeurs sériels en son temps. L’hommage certain rendu au compositeur français partage ici le souci de faire surgir la beauté des bruits, par la transformation d’une source audio en espaces sonores étendus – de fait, nombreux sont ceux à procéder ainsi. Les similarités s’arrêtent pourtant là. Par analogie, on pourrait dire que L’Arrivée du train en gare de la Ciotat des frères Lumière est à Schaeffer ce que Démolition d’un mur est à Distel. Le Suisse nous propose autre chose qu’un simple document ou qu’une manipulation semblable à celles de Nakajima, et pousse son concept aussi loin que Bernard Parmegiani et son « Natura sonorum » de 1975. Le train à suivre serait-il celui de la pensée ?
Les structures se faisant et se défaisant lentement invitent à un voyage mental, quand bien même elles soient fondées sur un voyage physique. Et dans la tête d’Herbert Distel, la technologie et la nature ne doivent faire plus qu’un ; les battements machinaux deviennent aussi organiques que le chant des cigales de Toscane, et inversement. Comme l’écrit Peter Niklas Wilson : « Un processus subliminal s’opère, à partir de sons réalistes d’une voie ferrée vers un espace sonore intérieur, au sein duquel les pulsations du train et des cigales sont abstraits, dématérialisés et transformés en installation sonore » – mentionnant au passage le travail d’Alvin Lucier. Au-delà du monde froid dans lequel Distel semble nous inviter dans cet ambitieux programme, mon esprit n’oublie pas de rendre visite à Agostini et son morceau de Grand Prix National. Dans ma rêverie, je m’amuse à comparer « Le train » avec « Die Reise », sans doute parce qu’ils empruntent tous deux aux codes du minimalisme, en portant une rythmique en avant... mais selon un traitement différent, pour des résultats radicalement opposés.