(j'avais commencé à écrire une critique en mai 2019 que j'ai laissé en plan avant de m'y remettre et de la terminer en février 2020... hélas, le site ne retient que la première date !)
Sami Hynninen est un musicien incroyablement talentueux et, dans les marges des musiques extrêmes, à mon avis l'un des plus intéressants.
Il avait commencé avec Reverend Bizarre, avec pour objectif de jouer un Doom Metal extrêmement classique, compilant et synthétisant tous les archétypes du genre. Objectif pleinement atteint : dès son premier album, In the Rectory of the Bizarre Reverend sorti en 2002, Reverend Bizarre devient le meilleur groupe de Doom Metal qui fut et qui sera probablement jamais — de très loin.
Opium Warlords, où Sami officie seul, en est l'héritier direct. Mais l'horizon a changé : le dernier opus de la trilogie Reverend Bizarre, III : So Long Suckers, prenait une direction qui s'écartait sensiblement de ce qu'il était sensé être. Il fallait que Reverend Bizarre meure pour que naisse Opium Warlords...
L'horizon a changé : l'idée qui était à l'origine de Reverend Bizarre paraît pour la moins étrangère avec le recul. Opium Warlords avait dévoilé un Hynninen inventif et audacieux, doté d'un goût certain pour l'expérimentation. Mais ce genre d'expérimentation — en fait, la seule qui vaille vraiment — discrète, subtile, finement amenée, qui ne vaut pas que pour ce qu'elle est : Sami Hynninen demeure plus que tout un incroyable faiseur d'ambiances, un merveilleux conteur, habile à susciter avec force des atmosphères saisissantes, toujours voilées d'un séduisant mystère.
Il faut savoir s'attendre à tout avec Sami Hynninen — un de ses autres projets, Armanenschaft, le démontre amplement.
Et pourtant...
... Je ne m'attendais pas à Droner.
Tout est dans le titre et s'il fallait encore douter, l'inscription sur la pochette annonce très bien la couleur :
If something is boring after two minutes, try it for four. If still boring, then eight. Then sixteen. Then thirty-two. Eventually, one discovers that it is not boring at all.
Opium Warlords prend un virage inattendu, fait un pas de côté surprenant. La discographie du groupe n'avait certes rien de très linéaire — Taste our Sword of Understanding (2014) était bien plus sage que l'excentrique We Medidate Under the Pussy In the Sky (2012), qui lui-même tranchait nettement avec la monotonie lugubre de Live at Colonia Dinidad (2009), très proche de ce que faisait Reverend Bizarre — mais Droner, c'est presque un autre groupe.
« Drone », en anglais, signifie bourdon : c'est-à-dire, une note grave répétée continuellement, de façon hypnotique, comme le bourdonnement de l'insecte ailé qui lui a donné son nom. Un procédé musical vieux comme le monde — peut-être le plus ancien qui soit —, qui explique pourquoi les musiques anciennes et traditionnelles se jouent toujours en accordages ouverts sur les instruments à cordes.
Le bourdon retrouve tout son intérêt dans les musiques modernes (certes, souvent marginales), revivifié notamment par l'amplification électrique qui offre une richesse de possibilités immense, ouvrant la voie aux parti-pris les plus radicaux. Sous ce rapport, Sami Hynninen s'était déjà illustré avec March 15 et Armanenschaft, deux projets parallèles restés assez confidentiels. Et, en un sens, tout le génie de Reverend Bizarre repose sur cette écriture qui respire énormément, qui n'hésite pas à accorder de longues minutes à un seul et même riff répété de nombreuses fois, avec lenteur... Droner radicalise cette approche, surtout au niveau du son.
C'est bien le son qui étonne, lorsqu'on connaît bien la discographie de Reverend Bizarre et d'Opium Warlords, dès les premières notes. Ce son très rugueux, rocailleux et froid est bien éloigné de la fuzz presque chaleureuse à laquelle nous avait habitué Sami Hynninen, tant pour la guitare que pour la basse. Droner sonne plus moderne, c'est-à-dire : plus propre, plus lisse, plus précis, plus mécanique. Mais Hynninen prend soin de conserver un son tempéré, relativement doux, conservant toute cette richesse de nuances subtiles que l'on perd dans les productions trop agressives et trop clinquantes, calibrées pour couvrir la pollution sonore dans les transports en commun. Il y a cette simplicité douce et délicate que chérissent les amoureux des micros passifs et des lampes ; cette simplicité la mieux avisée pour bercer l'auditeur, le faire entrer en lui-même dans un état d'agréable apaisement.
Là réside toute la différence entre le Doom sans intérêt, qui bourdonne en vain, et celui qui transmet réellement quelque chose : dans l'exigence technique, le souci du bon goût, du bon son, qualités qui ne s'acquièrent qu'au prix d'une lente et rigoureuse éducation — au terme de laquelle il ne sera plus possible d'écouter le son volontairement extrêmement agressif et pauvre de la radio (exceptées, bien sûr, les radios jazz et classiques) sans saigner des oreilles.
Là réside tout le charme du son enveloppant et hypnotique de « Samael Lilith », une délicieuse invitation à la méditation dont on ne voit pas les vingt minutes passer. Vingt minutes, par ailleurs, qui font le pont entre les deux autres morceaux de l'album, de vingt minutes l'un et de dix-neuf l'autre. Le torturé et menaçant « Year of 584 days », hésitant en permanence entre consonance et dissonance (jusqu'à parfois superposer les deux dans un résultat parfaitement amusical), finit par accoucher du champêtre « "Closure" », romantique rêverie menée par un banjo (ou un bouzouki ?) aux airs (néo-)folkloriques doucereux, qu'accompagne un chant étonnamment apaisé.
Droner est pensé comme un récit de fin du monde. Il est hanté par les ruines... des ruines de béton et d'acier laissées à l'abandon, recouvertes par la végétation. Des images bien loin des atmosphères comme sorties d'une gravure du XVIe siècle ou du bureau d'un érudit du XIXe siècle des prédécesseurs de Droner. Pourtant, cet album n'est rien de plus qu'une énième variation sur un thème cher à Sami Hynninen : celui de la régénérescence d'un monde corrompu par le Mal — celui de la guérison d'une âme torturée par un corps malade. L'espoir d'enfin trouver un répit, un repos, que la souffrance prenne fin, dans ce monde ou dans un autre. Mais l'intermède apaisé de « "Closure" » s'efface dans une irrésistible cacophonie bruitiste, à la façon du rêve qui doit revenir à la réalité...