La porte du temps

Partie 2 ici : https://www.senscritique.com/album/Possession/critique/226507751
Partie 3 ici : https://www.senscritique.com/livre/Le_Travail_du_Furet/critique/184146190

Parti acheter des figurines à sa boutique de jeux favorite Simon se trouva fort dépité de la trouver fermée pour cause de travaux. Adieu le dragon bleu zébré d'éclairs, le Barbare des neiges brandissant deux doubles haches mais surtout l'Elfe magicienne demi nue arborant une boule de pouvoir incandescente qu'il s'était promis de peindre dans la soirée et sûrement une partie de la nuit. Elle était là tout près le narguant derrière la vitrine. Juste à côté du personnage désiré son regard fut attiré par une boîte noire et dorée au titre évocateur "The Call of Cthulhu/H.P. Lovecraft". C'était un nouveau jeu de rôles venu des Etats-Unis. Le monstre tentaculaire sous le titre était hypnotique éveillant un peu plus l'imaginaire de l'adolescent. Cela faisait déjà quatre ans qu'il jouait à « Donjons » passant des nuits entières toujours trop courtes à s'évader d'un réel familial décevant. Il ne comptait pas non plus les heures passées au détriment de ses études à rédiger des scénari échevelés où les héros côtoyaient des Dieux. Lui et ses amis rôlistes faisaient figures de doux dingues, de drôles d'hurluberlus vivant dans un rêve perpétuel.
Déçu il décida de rentrer chez lui en passant chez un disquaire/bouquiniste. Il trouverait bien dans la poussière et l’odeur des vieux livres un dérivatif à sa frustration. Il les avait tous lu "Conan","Elric", "Hawkmoon", "Cugel"... Rien à se mettre sous la dent au rayon Fantasy. « L'affaire Charles Dexter Ward » de Howard Philips Lovecraft ! Oui très bien, ce nouveau jeu l'intriguait et rien de mieux qu’un livre de son auteur pour plonger dans cet univers nouveau. Alors le commerçant s'approcha d'une démarche traînante et l'interpella :
- « Jeune homme, Lovecraft est un excellent auteur. Il a construit une œuvre littéraire sans précédent. Si vous voulez pour accompagner cette lecture je vous conseille une musique qui va la transcender et très certainement, vu vos dispositions, vous ancrer définitivement dans l'univers onirique de cette écriture magique ».
La remarque du libraire le séduisit immédiatement malgré le "définitivement" appuyé et l'air équivoque du commerçant. Ce vieil homme était étrange. Visage sec, noueux, parsemé de rides sales, lèvres minces sous un nez pincé et cheveux « filasse » négligés. Sa fine cravate noire semblait l'étrangler et tremblotait quand il parlait. A ce visage ancien et disgracieux s’ajoutait un regard perçant Froid et profond, un regard sans âge qui lisait en lui. Il le dévisageait sans vergogne derrière ses bésicles en corne d'un autre temps affirmant ainsi un peu plus la certitude de son ton.
- « Venez les disques sont par là. Voilà "Exit" un album de 1981 de Tangerine Dream. Cette musique est fantastique, irréelle, elle peut vous conduire ailleurs, vous montrer un chemin insoupçonnable et merveilleux. »
D'une voix chevrotante il ajouta :
- C’est une version un peu spéééciale ! Elle est faite pour lire le grand HPL ! Elle est faite pour vous mon jeune ami. Oublions tout verbiage ou analyse technique. Leur musique est éthérée, ce sont des démiurges qui créent des mondes, ouvrent des passages par le son comme Lovecraft par les lettres.
Tout en parlant le libraire grimaçait et bougeait son visage d’une manière convulsive produisant des mimiques ridicules qui amusèrent Simon.
- Oui très bien, seulement je n'ai de l'argent que pour...
- Laissez jeune ami payez moi le livre et je vous confie l'album. Je vous l'ai dit ils sont In di sso ci IABLES que Diable ! En revanche vous reviendrez me confier vos impressions !
- Bien c'est très gentil à vous ! Alors d'accord !
Le jeune homme quitta la boutique ses précieuses acquisitions sous le bras un rien décontenancé par l'attitude bizarre de ce drôle de bonhomme. Il semblait tout droit sorti d’un de ses donjons. Une espèce de nécromant remis au goût du jour.
A la maison, Simon n'eut pas besoin d’éviter ses parents car ils le voyaient et s’occupaient de lui sans le voir, sans souci de ses envies, de ses goûts, sans l’écouter réellement. Ils étaient fiel et jalousie irrémédiablement tournés vers leur petit monde étriqué. Sans la lecture, sans la musique, sans le jeu Simon aurait peut-être été étouffé. Le repas expédié il disparut dans la petite pièce qu’il s'était aménagé dans un recoin du sous-sol et où avait eu lieu des parties fantastiques. Il lui arrivait d'y dormir sur le canapé lit. Cette pièce était comme un écrin, une sorte de minuscule bulle, l'abri ultime ou une personne peut se cacher, se mettre en sécurité et calmer son affolement provoqué par la violence, la bêtise et la cruauté du monde des oms ! De place en place, des bougies conféraient à l’endroit une atmosphère particulière douce et menaçante, lumineuse et blafarde, joyeuse et inquiétante.
Il se jeta sur le teppaz et posa la galette du Tangerine. « Exit » : la sortie ! La musique résonna ! Dès le premier son, quel son, il sut que le voyage commençait. Puis il s’installa confortablement sur le lit comme au creux d’un nid douillet et oubliant la solitude commença la sulfureuse lecture. Tout au fond de lui la voix, les mots du libraire résonnaient encore.
- Ce sont des versions un peu spéééciales ! Elles sont faites pour lire le grand HPL ! Elles sont faites pour vous mon jeune ami. Leur musique est éthérée, ce sont des démiurges qui créent des mondes ouvrent des passages par le son comme Lovecraft par les lettres.
Le lendemain matin Simon ne tarda pas il déjeuna rapidement et partit d’un bon pas. Arrivé devant le bouquiniste il tapa trois fois puis deux puis encore trois comme s’il s’agissait d’un code convenu. Il entendit le pas trainant du vieux bonhomme. Celui-ci ouvrit la porte regarda Simon droit dans les yeux et dit :
« Entre Joseph j’attends ce moment depuis si longtemps !»

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