Regardez-moi cet hurluberlu aux naseaux dilatés, la bouche béante, la glotte tombante et les yeux qui fuient. Dans le blanc des yeux. Tendez l'oreille. Ça y est, vous y êtes. Le chef d’œuvre.
Cet album, c'est d'abord la naissance d'un genre, le rock progressif. Un genre qui va donner une nouvelle dimension au rock en le triturant de tous les sens, l'étirant, le questionnant, le mélangeant avec le jazz, le classique, lui offrant enfin une ambition à la mesure de son potentiel. Il y a bien sûr eu quelques autres précurseurs au rock progressif, mais on peut clairement en attribuer la paternité à la bande de Robert Fripp, date de naissance, 10 octobre 1969.
Dès cet album, King Crimson pose le spectre incroyable de ce que pourra être le rock progressif, de morceaux presque classiques comme I talk to the wind au délirant 21st Century Schizoid Man, qui commence sur des bruitages évoquant une musique concrète à la John Cage, puis lance son riff dévastateur et saturé qui contribuera à alimenter le metal avant de partir dans un délire hard-bop.
Influences multiples, tempos complexes et changeants, parties instrumentales psychédéliques, dès le début, In the Court of the Crimson King se pose en mètre-étalon du genre qu'il crée, pour ne pas dire en maître absolu. Impressionnant de voir en effet à quel point les anglais vont au fond des choses qu'ils explorent ; leurs tentatives suivantes tout comme celles des centaines de groupes qui s'embarqueront dans leur sillage (Pink Floyd, Genesis, Yes, Camel, Gentle Giant, Van der Graaf...), devront explorer d'autres chemins plutôt que de tenter de reprendre les recettes qui touchent déjà ici à une forme de perfection.
Mais s'il faut écouter cet album, ce n'est pas parce que c'est un des premiers albums les plus aboutis de l'histoire du rock, ce n'est pas parce que c'est l'acte de naissance d'un des plus beaux genres musicaux connus tout en constituant l'un de ses plus beaux sommets.
C'est parce que cet album est riche. Chacun peut y trouver son compte, tant chaque instant a sa saveur, sa couleur. Des paroles anti-Vietnam de 21st Century Schizoid Man aux évocations de la cour du Roi Cramoisi en passant par la poésie sublime d'Epitaph. De la flûte de I Talk to the Wind aux choeurs de The Court of the Crimson King en passant par les saxophones endiablés de la chanson d'ouverture. Presque aucun temps mort, tout au plus la partie plus expérimentale de Moonchild qui peut rebuter à la première écoute, et encore, on se prend au jeu avec le temps.
C'est parce que cet album est beau, tout simplement. Tout, de la poésie des textes aux instrumentations nostalgiques, contribue à faire des 44 minutes que dure l'album 44 minutes hors du temps, dans un monde parallèle entre médiéval et romantisme, plein de vie et de couleurs chatoyantes. Et c'est sûrement cette beauté, plus que l'aspect historique, qui contribue à faire de cet album un classique intemporel.