Mieux vaut être seule que mal accompagnée. Sarah Davachi ne fait pas dans l'exubérance, ses compositions ne sont pas destinées à être jouées par un ensemble. Seule, avec son mellotron et son orgue électrique, la canadienne se laisse emporter par son inspiration vespérale pour nous délivrer du drone auquel le terme "organique" n'a jamais aussi bien sis. Cet adjectif, organique, m'a toujours paru pompeux et traduit souvent une hyperbole fallacieuse. On l'emploie à toutes les sauces pour signifier tout et n'importe quoi, moi-même j'ai du maintes fois par le passé l'employer à tort, comme beaucoup. Aujourd'hui cependant, Sarah Davachi m'a fait comprendre qu'un tel adjectif peut effectivement trouver place auprès d'une oeuvre. Elle communique par sa musique quelque chose d'intime, et façonne ses accords en des entités personnifiées. La musique organique fait sens.
Let Night Come on Bells End the Day est le cinquième album studio de cette compositrice originaire de Calgary. Il propose cinq compositions reposant sur des motifs simples, mais dont le développement aboutit à chaque fois en une apothéose déchirante. Ne fuyez pas chers lecteurs, il n'est pas question ici d'un post-rock qui part en crescendo avec des arrangements grandiloquents. Le climax de l'album réside au contraire dans des silences.
La musicienne espace chacun de ses morceaux d'un intervalle sans bruit, long parfois d'une vingtaine de secondes. Ce choix paraît surprenant au premier abord, mais cette absence de son met l'emphase sur l'extinction des voix. Ce silence est très intense, très pesant. Il rend insoutenable l'attente du prochain morceau, et il décuple cette sensation de privation qui survient lors de l'arrêt du précédent. Un sentiment de manque m'envahit lorsque ces instruments s'affaissent dans un soupir, lorsque l'espace sonore se désemplit. Ce ne sont pourtant qu'une poignée de note posées sur un clavier, quelques nappes brumeuses de vents ou de cordes. Et pourtant, je m'y attache. Ca paraît dingue à dire, mais la perte momentanée de ces nappes droneuses m'affecte personnellement. Un morceau restera bien entendu à jamais quelque chose d'inerte. Il pourra se matérialiser par le biais d'un musicien jouant en temps réel face à un spectateur, certes, mais ce ne sera pas pour autant un concept palpable. La musique n'est qu'ondes. Et en dépit de cela, Sarah Davachi use de sortilèges pour insuffler une âme dans ses accords et dans ses drones. Elle les rend vivant car elle les fait mourir en les taisant. Au fur et à mesure de mes écoutes, mon attachement envers ces morceaux s'affermit, à la manière d'un personnage de feuilleton télévisé que l'on suit au fil des saisons, qui nous est cher, et qui vient à disparaître. Heureusement pour moi, la fin d'un morceau annonce le commencement d'un nouveau. A ce sentiment sinistre qu'est la mort se succède un émerveillement face à la naissance de la prochaine pièce musicale. Sarah Davachi entame chacune d'elle par un motif simple à l'aide d'une seule voix : c'est une naissance paisible et dénuée de complexité. C'est une aube de bonne augure qui nous apprête à une progression instrumentale très émotionnelle. Les progressions sont d'ailleurs des enveloppes de sonorités nobles et immaculées, douces à l'oreille, et dont la candeur apaise les sens.
Let Night Come on Bells End the Day m'éveille ainsi à une facette de la musique que je ne soupçonnais guère. J'entretiens rarement des rapports charnels (si j'ose dire) avec l'art et la musique. Pour la première fois depuis longtemps, un album m'a fait vibrer. J'avais un ressenti similaire lors de ma découverte du somptueux Ruins par Grouper. Et si vous êtes un ardent fan de l'univers de Liz Harris, je ne saurais vous recommander assez l'album dont il est question ici. Ils dégagent tous deux une aura crépusculaire et mélancolique, et plus que tout, métamorphosent des ondes inertes en un souffle d'énergie bien réel. Bref, dès fois, la musique, c'est vraiment bien.