1965, Archie Shepp est allé enregistrer, aux côtés de John Coltrane, sur un album phare de la New Thing : ascension. De son propre aveu, il n’en a perçu ni la vision d’ensemble, ni la portée, mais il a effectué le mieux possible ce qui lui était demandé, avec bonheur. Cependant il y aura un avant et un après, l’onde de choc d’ascension se laisse percevoir sur cet enregistrement, tout d’abord par le côté free et débridé qu’il dégage (une vraie tempête !), mais aussi par l’aspect plus touffu et complexe des compositions, l’écriture est subtile, un peu aride, et l’album se bonifie au fil des écoutes. Autre changement, l’entourage étoffé des musiciens autour d’Archie Shepp, sept accompagnateurs et toujours pas de pianiste…
La première face est composée d’une suite de 18’51 nommée A portrait of Robert Thompson (as a young man). Elle est formée de trois parties : Prelude To A Kiss, The Break Strain et Dem Basses. D’entrée il faut prendre le train du free, démarrage en trombe, on planque Ellington dans un coin et on improvise collectivement sur ce prélude qui se consume à toute vapeur, puis place au blues, au saxophone bleu en passant par le Dixieland et le gospel. Roswell Rudd et Grachan Moncur III font pleurer et crier les trombones, Beaver Harris sème la dévastation, percutant les peaux avec furie. Howard Johnson s’époumone sur son tuba, la rythmique s’emballe, les trombones vrombissent, Shepp se lance à nouveau dans un très long solo où il se consume à grands coups de phase brèves, toujours ravivées, toujours recommencées, une tension prodigieuse s’installe, celle-là même qui fait les grands titres, les grands albums, ceux qui restent et demeurent… De façon anachronique ces envolées, les plus échevelées, s’achèvent en une sorte de marche joyeuse de la Nouvelle Orléans, comme si nous avions remonté le temps…Quittant Duke Ellington nous voilà plongé dans la seconde partie The Break Strain, longue improvisation free qui voit la machine Shepp s’emballer à nouveau. Retour à un break style New Orleans qui nous emmène vers la troisième partie, avec thème cette fois-ci. Dem Basses envoie sans aucun doute un clin d’œil vers les fanfares et la tradition, dans une très belle orchestration, à tiroirs, qui nous est proposée par un Shepp malicieux et créatif.
La face deux commence avec Mama too tight, l'histoire d'une femme qui aime battre les hommes, une sorte d’hymne funky qui évoque Charles Mingus, une autre influence des plus tenaces chez Archie. Le style général est au rhythm and blues mâtiné de hard bop, à la joie de jouer, au plaisir de danser, les solos s’enchaînent avec bonheur, celui de Shepp est particulièrement réjouissant, free et festif, ça groove à fond, il ne manque plus que le « Yeah ! » de James Brown pour parfaire le show!
Le Theme for Ernie représente la plage calme de l’album, reposant et même plaintif, le morceau se love en une lamentation contenue du plus bel effet. Tout est langueur, douceur, mélancolie, on sent même poindre une goutte de nostalgie en pensant à Duke Ellington.
Basheer nous replonge dans l’atmosphère de la première face, particulièrement pour cette orchestration sublime qui ménage les solistes. Tempos élevés ou moments calmes et dramatiques se succèdent Grachan Moncur III se met particulièrement en valeur, mais l’écrin de velours, préparé par Shepp, c’est pour Tommy Turrentine, et puis il y a le blues…le blues de Shepp, difficile à exprimer, qui se cherche, qui se balbutie, porté par la masse orchestrale, par à-coups, lentement… qui finalement se libère, qui pousse et qui accélère, jusqu’au bout du cri…
On touche au sublime par instant, alors oui, du très bon Shepp, puissant et bouillonnant !