Après l'immense succès de The River, Bruce Springsteen garde sa ligne de conduite, n'oublie pas pour qui il chante et s'enferme chez lui, avec une guitare, un harmonica et un magnéto à cassettes bon marché pour enregistrer Nebraska. Ces producteurs parleront, avant sa sortie, de suicide commercial, mais il n'est pas le Boss pour rien et livre là un album sombre, triste, sobre et surtout magistral, qui finalement marchera.
Orphelin de son E. Street Band qu'il retrouvera assez vite, Springsteen s'éloigne considérablement de ses albums précédents, jouant un folk aussi désespéré que génial et surtout capable de prendre aux tripes. Il continue d'évoquer l'Amérique des paumés, des chroniques de vies dans la misère mais aussi quelques détournements, comme la chanson-titre qui parle de Charles Starkweather (celui-là même qui inspira Malick pour La Balade Sauvage). Les chansons sont souvent d'une rare tristesse et mélancolie malgré une ou deux notes un peu plus optimistes, sans que le Boss ne tombe dans la mièvrerie, bien au contraire même. Il se montre humaniste mais toujours avec sincérité et justesse, devenant le porte-parole de l'Amérique profonde, et ce avec une grande émotion, livrant un album cohérent et dont l'atmosphère ne se perd jamais en cours de route, et surtout qui s'écoute d'une traite où il nous imprègne dès les premières secondes de sa dimension triste et intimiste.
Les premières secondes sont justement celle de Nebraska, où l'acoustique se mêle magnifiquement à l'harmonica, donnant déjà l'impression que l'on marche dans une Amérique dévastée avec Springsteen à ses côtés nous racontant divers évènements, ici celle d'un couple meurtrier où l'homme finira sur la chaise électrique. La puissance de cet album prend alors acte pour ne jamais se perdre, le Boss livre une fresque sur le vrai peuple, celui qui vient de la terre et qui est juste fait d'os, de poussière et surtout d'âme. Atlantic City sortira comme un hit et que dire si ce n'est qu'elle est à l'image de l'album malgré un ton semblant un peu plus optimiste malgré qu'elle évoque encore les paumés, ici ceux de la côte Est. Les textes trouvent toujours leurs places, jamais étouffés par la musique sans pour autant qu'il ne néglige ce dernier aspect, se montrant inspiré comme rarement, tant dans la création que la façon de jouer.
De nombreuses chansons sont tout simplement poignantes, à l'image de Mansion On The Hill ou My Father's House, voire même totalement désespérée comme en témoigne State Trooper, évoquant un homme qui roule à toute vitesse sous un temps pluvieux sur une autoroute du New Jersey. Un des plus grands sommets du Boss, elle monte peu à peu en intensité (avec les "Please don't stop me" puis les cris de Bruce) et se fait de plus en plus hypnotique, montrant à quel point l'émotion et les sensations sont présentes dans cet album. Que ce soit prise une par une ou dans l'ambiance générale de l'album, aucune chanson ne fait pâle figure, le Boss livre tout simplement dix immenses titres, que ce soit le long et triste Highway Patrolman, l'émouvant Johnny 99 ou le court et direct Open All Night. Il terminera par une note un peu plus optimiste avec Reason to Believe, donnant un soupçon d'espoir et une fin d'album un peu moins désespérée mais tout aussi géniale. Il est aussi intéressant de savoir que Born in the USA était d'abord prévu pour cet album mais dans une forme (ici) aux antipodes de celle connue et surtout dans une version mettant vraiment en avant ce qu'elle dit, et non la récupération politique reaganienne qu'elle a subie.
C'est à mes yeux avec Nebraska que le Boss termine son âge d'or, livrant six fantastiques et remarquables albums où, inspiré et dans un style unique, il mêla les différentes facettes de la musique populaire américaine et voyagea dans l'Amérique profonde et ses vrais représentants. Nebraska en est peut être son plus puissant et touchant symbole, où il décrit son Amérique, guitare et harmonica en main, avec une ambiance terrible, forte et désespérée et des sensations et émotions à chaque corde effleurée.